14 août 2013

Temps de lecture : 3 min

La Revue INfluencia : la schizophrénie du luxe…

Arbitrer entre des valeurs incompatibles et contradictoires, tel est l'enjeu majeur du luxe d'aujourd'hui et de demain.

Article paru dans la Revue INfluencia papier et Digitale N°2 : le luxe : quelle(s) valeur(s) pour le luxe ?

La schizophrénie se caractérise, entre autres, par une « grave division de la personnalité ». À l’observer, le luxe semble aujourd’hui atteint de multiples scissions de l’esprit ! Il oscille entre luxure et vertu, artisanat et technologie, universalité et localité, matérialisation et dématérialisation, intemporalité et instantanéité, magnificence et austérité… ses contradictions sont illimitées.

Les grands paradoxes du luxe

Ils ont émergé dans les années 70, quand il a délaissé la haute-couture pour investir le prêt-à-porter et les accessoires. Ils ont été amplifiés dans les années 80 - et, plus encore, 90 - quand le luxe européen s’est déployé et démocratisé pour toucher des cibles toujours plus larges et diversifiées. Il devenait une véritable industrie, rompant avec ses valeurs de sélectivité et d’exclusivité : il lui fallait désormais toucher le plus grand nombre, être « accessible »… tout en continuant à projeter un idéal exclusif et inaccessible pour réalimenter le désir, réaffirmer son statut et constamment recréer de l’écart avec les marques mass.

Aujourd’hui, le luxe fait face à des problématiques plus complexes encore et, surtout, plus exacerbées. D’une part, il doit demeurer universel dans un monde protéiforme régi par des visions et valeurs totalement antinomiques (cf. bas de l’article schéma 1), de l’autre, il doit arbitrer entre ses valeurs intrinsèques (et pérennes) et les valeurs extrinsèques (et galopantes) de la modernité technologique (cf bas de l’article. schéma 2).

Le luxe est vertical et autoritaire alors que notre civilisation prône l’allocratie, l’horizontalité et le partage

Un conflit exacerbé

Si le « conflit » entre luxe et modernité existe depuis toujours - ce n’est d’ailleurs pas à proprement parler un conflit, puisque le luxe est par essence novateur, porteur d’une vision nouvelle en rupture avec les consensus de l’époque - il n’a jamais été autant exacerbé. Les valeurs propagées aujourd’hui, celles que partagent les nouvelles générations issues de la mondialisation et de la digitalisation, sont profondément empreintes des valeurs technologiques : instantanéité, transparence, partage, horizontalité, proximité, duplication…

Or le luxe se situe intrinsèquement à l’opposé de ces valeurs-là - il est par essence vertical et autoritaire alors que notre civilisation prône l’allocratie*, l’horizontalité et le partage. Il s’inscrit dans le temps long, alors que nous vivons à l’ère de l’instantanéité et de l’immanence (via les technologies). Il est de l’ordre du mystère, alors que nous plébiscitons la transparence totale. Il est du côté de l’exception, de l’œuvre unique, alors nous vivons la série, la production industrielle, le tout wharolisé. Enfin, il est intrinsèquement porteur d’un « écart » - le luxe permet à une élite de marquer ses distances par rapport à une collectivité - alors que nous célébrons la proximité…

Un arbitrage décisif

L’enjeu stratégique majeur du luxe d’aujourd’hui et de demain réside donc dans sa capacité à arbitrer entre ses valeurs propres et celles, ultra mouvantes, du monde dans lequel il évolue. L’exercice se révèle d’autant plus difficile qu’il ne s’agit pas simplement pour le luxe d’évoluer sans se renier, de trouver sa juste place au sein de la modernité technologique. Mais aussi de demeurer universel et cohérent alors que les attentes, aspirations et valeurs de ses nouveaux clients varient d’une part et d’autre du globe et, surtout, que le poids économique des clients issus des « émergents » ne cesse de croître, influençant de plus en plus la production, les comportements et les valeurs des grandes maisons.

Ainsi, le principal défi du luxe est de savoir, dans chacune de ses manifestations, arbitrer entre l’institution qu’il représente - héritage, vision et valeurs pérennes de son créateur - et son incarnation contemporaine : c’est-à-dire la marque, soumise aux contingences de la modernité et aux intentions commerciales de ses gestionnaires.

Le luxe ne peut résoudre ses dialectiques par des consensus, en adoptant des postures à mi-chemin entre des pôles extrêmes puisqu’il est lui-même par essence extrême. Il ne peut non plus tout dire à la fois : être simultanément discret et conquérant, écologique et extravagant, aristocratique et racoleur… sans devenir schizophrène et perdre sa cohérence et sa hauteur.

Quelles valeurs alors pour le luxe ? Les siennes propres d’abord… poussées à leur paroxysme et toujours inscrites dans la rupture. C’est en cela que réside l’essentialité du luxe : dans sa capacité à toujours assumer ce qu’il est.

Carmen Kervela

*Allocratie : du grec « allos » (autre) et « kratos »(pouvoir), terme emprunté à Jean-Claude Guillebaud, grand écrivain français qui qualifie ironiquement l’allocratie de « système merveilleux où l’on vous consulte à tout bout de champ ».

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