13 août 2013

Temps de lecture : 5 min

La Revue INfluencia : quelques idées reçues sur la mobilité

Physique ? Locale ? Professionnelle ? Familiale ? Mentale ? Virtuelle ? L'homo sapiens est devenu homo zappens, un individu qui bouge de plus en plus, de façon volontaire ou contrainte. Décryptage de cette mobilité multi-facettes par le sociologue Gérard Mermet, qui vient de publier Francoscopie 2013 panorama des modes de vie des Français...

Article paru dans la Revue INfluencia papier et digitale N°3 : La mobilité : pour aller où ?

Si l’on demandait leur avis aux « experts » de tout poil (économistes, sociologues, scientifiques, journalistes et autres intellectuels ou observateurs patentés), beaucoup se moqueraient de l’incongruité de la question, tant la réponse paraît évidente à chacun. Le consensus serait encore plus large auprès des « acteurs » de la vie politique, économique ou sociale, dont le rôle est soit de favoriser la mobilité (chez les entreprises par le biais de l’innovation permanente et du marketing), soit d’amortir ses effets sur la population qui ne parvient plus à suivre le mouvement. Pourtant, les choses ne sont pas aussi simples.

LES OBJETS NOMADES ACCESSOIRISENT LE CORPS

Rappelons d’abord les « preuves », ou au moins les manifestations, nombreuses, de cette mobilité contemporaine apparemment indiscutable : 85% des Français sont équipés d’un téléphone mobile (dont un tiers un smartphone multifonction), prothèse indispensable à l’homme moderne. Celui-ci se doit en effet d’être joignable à tout moment et de pouvoir communiquer avec le reste du monde quel que soit l’endroit où il se trouve, sous peine de procès en « ringardise » ou même d’exclusion sociale. 50% ont un ordinateur portable, netbook ou ultrabook, 4% une tablette tactile (chiffres Crédoc fin 2011). Il faudrait ajouter les autres objets « nomades » qui accessoirisent le corps, encombrent les sacs à main et les portefeuilles, de la montre aux lecteurs MP3 ou MP4, en passant par les liseuses, les cartes de crédit et celles d’abonnements aux transports en commun. 84% des foyers disposent aussi d’une voiture ; 36% en ont même plusieurs et ceux qui n’en ont pas l’ont souvent choisi, parce que c’est plus pratique, plus « moderne » (CCFA). Enfin, la généralisation du GPS apparaît comme l’indicateur indiscutable d’une mobilité croissante.

Enfin, la généralisation du GPS apparaît comme l’indicateur indiscutable d’une mobilité croissante. Bref, l’homo-sapiens est devenu homo-zappens, un individu qui « bouge » de plus en plus, de façon volontaire ou contrainte. C’est le cas dans sa vie professionnelle, avec des changements de plus en plus fréquents d’emploi, de fonction, d’entreprise, de région ou même de pays tout au long de la vie. C’est le cas dans la vie sentimentale et familiale, avec de nouveaux partenaires, ou conjoints, la multiplication des familles décomposées, recomposées, monoparentales, « mosaïque ». Le phénomène est aussi apparent dans la vie amicale et sociale : les hasards de la vie et les réseaux sociaux incitent à des rapprochements éphémères et des changements fréquents dans les appartenances à des réseaux, tribus ou communautés.

LA MOBILITÉ PHYSIQUE EN BAISSE

Il ne faut pas confondre homo-zappens, celui qui bouge et qui change, et homobilis, celui qui se déplace physiquement. Si la première appellation est conforme à ce que l’on peut observer, la seconde l’est beaucoup moins. Ainsi, contrairement à une idée reçue, la mobilité résidentielle des ménages est en baisse régulière depuis les années 1970, selon les recensements successifs et les enquêtes logement de l’INSEE. En 1984, la durée moyenne de résidence dans le même logement était de 12 ans : elle est proche de 15 ans aujourd’hui.

La mobilité n’occupe pas non plus une place croissante dans l’emploi dans la vie quotidienne des Français. Ils passent en moyenne un peu plus de 18 h par jour à leur domicile, soit plus des deux tiers de leur temps (chiffre calculé à partir des enquêtes emploi du temps de l’INSEE), une proportion plutôt en augmentation. On observe même une forte tendance à rapatrier à l’intérieur du logement des activités autrefois pratiquées à l’extérieur. Ainsi, les produits surgelés, les robots ménagers de dernière génération, les machines à café, les vélos d’appartement et autres équipements de sport ou les équipements de home cinema permettent de remplacer au moins partiellement les sorties au restaurant, au café, dans les salles de gym ou au cinéma.

Il s’y ajoute bien sûr pour 75% des foyers l’ordinateur connecté à Internet. Les mails, forums, réseaux sociaux peuvent remplacer les sorties avec les amis, les achats dans les magasins (commandes en ligne et livraisons à domicile), les déplacements aux guichets de la SNCF ou de la banque. Il permettra même de plus en plus de ne pas se rendre au bureau, à l’usine ou même à l’hôpital, avec le développement du télétravail et de la télémédecine. En attendant les télévoyages, en 3D et réalité augmentée devant son écran.

De la même façon, les enquêtes sur les déplacements des Français par les divers moyens de transport (ENTD) montrent plutôt une stabilité de leurs déplacements quotidiens, notamment « choisis ». Le temps total consacré aux déplacements professionnels contraints est quasiment inchangé depuis 1986, même si leur nombre s’est un peu accru. Au total, le nombre moyen de déplacements quotidiens par personne a peu varié depuis vingt-cinq ans ; il est un peu supérieur à trois (3,15), dont 2 en voiture, 0,75 à pied, 0,1 en deux-roues. La mobilité locale est restée stable, avec en moyenne 3,5 déplacements par jour. L’augmentation du coût de l’énergie devrait amplifier la tendance, surtout dans un contexte où la « mobilité virtuelle » est de plus en plus facile, via les outils de communication électroniques. C’est ainsi davantage la sédentarité qui domine dans la société contemporaine que la mobilité géographique.

LA NÉCESSAIRE MOBILITÉ MENTALE

La mobilité peut aussi se définir par sa dimension intellectuelle, psychologique, mentale. Être mobile, c’est être capable de changer sa vision du monde, ses habitudes, ses attitudes, ses comportements. C’est s’adapter à son environnement pour y trouver sa place et si possible progresser. Ou simplement pour survivre, lorsque le monde apparaît menacé ou menaçant. Comme les espèces végétales ou animales, l’espèce humaine a plus que jamais besoin de ce type de mobilité : « Les espèces qui survivent ne sont pas les espèces les plus fortes, ni les plus intelligentes, mais celles qui s’adaptent le mieux aux changements », écrivait déjà Darwin à la fin du XIX siècle.

Puisque l’immobilité caractérise la mort, la mobilité c’est la vie, le mouvement. Mais le mouvement actuel de la société est de type « brownien » ; les individus ressemblent à des molécules qui s’agitent dans le liquide social sans bien comprendre le rôle qui leur est dévolu, sans être certains que le « bougisme » ambiant produit un « ordre » bénéfique qui entretient et améliore la vie. C’est d’ailleurs l’une des sources principales de l’inquiétude croissante des Français : y a-t-il un sens à l’agitation contemporaine du monde, un projet commun explicite (politique, idéologique par exemple) ou implicite (religieux, spirituel, mystique) qui garantit l’adaptation des peuples aux mutations qui affectent le monde ? L’agitation n’est-elle pas au contraire principalement une façon de passer son temps de vie, de se « divertir » d’une réalité de plus en plus dure et angoissante, jusqu’à ce que ses effets soient irréversibles et les problèmes qu’elle pose insolubles ?

MOBILITÉ ET PROGRÈS

Derrière ces interrogations se cache celle, centrale, du « progrès ». Pendant longtemps (notamment depuis la fin du XVIIIe siècle et l’avènement de la Révolution industrielle), il a été associé à l’idée d’un mouvement « naturel », un postulat implicite : l’amélioration des connaissances et le développement scientifique et technique conduiraient les sociétés vers toujours plus de richesse, de confort, de satisfaction, de « bonheur ». Ce cheminement n’est plus considéré comme acquis aujourd’hui. Certains craignent même que les cadeaux de la « modernité » soient empoisonnés.

La question de la mobilité est ainsi d’autant plus importante qu’elle révèle deux facettes essentielles de notre société. La première est sa propension à « bouger » sans cesse, mais de façon de plus en, plus souvent virtuelle, par outils interposés. La seconde est la nécessité croissante de bouger mentalement, sous peine de se faire dépasser par la réalité du nouveau monde qui est créé par le mouvement. Notre capacité à prendre conscience des deux facettes principales de la mobilité (déplacement physique, adaptation mentale) constitue sans doute la « quadrature du siècle ».

Gérard Mermet
* Francoscopie 2013 panorama des modes de vie des Français (Larousse)

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