Article paru dans la revue INfluencia N°4 papier et digitale : la jeunesse, mais quelle jeunesse ?
On a coutume de résumer les liens qui unissent pornographie et Internet à une banale démocratisation des contenus X, avec les conséquences que cela aurait pour la dépravation de nos charmantes têtes blondes. Mais est-ce bien de cela qu’il s’agit ? Car si les moins de 25 ans s’adonnent de plus en plus tôt au porno, c‘est qu’ils y ont été naturellement amenés par leur consommation globale sur Internet.
LE BERCEAU DE LA CULTURE PORN EST DIGITAL
Visionner des films et des séries en streaming, jouer en ligne ou chatter sur les réseaux sociaux sont devenus, depuis longtemps déjà, des pratiques quotidiennes pour une large partie de la population. Pourquoi le contenu pornographique échapperait-il à cette consommation digitale ?
Toujours friands de ces sujets à forte audience, les médias s’intéressent presque exclusivement à l’impact de cette consommation précoce sur la sexualité des jeunes. De plus en plus tôt, de plus en plus hard : voilà tout ce qu’on retiendra si l’on se contente de ce prisme médiatique. En vérité, le schéma est plus complexe qu’il n’y paraît.
Les frontières sont de plus en plus ténues entre les imaginaires érotiques, qui se démocratisent dans la musique, la mode et la publicité (culture BDSM, esthétisation du « plan cul », etc), et ceux du porn contemporain qui en récupère les codes, en leur ajoutant un système de signes spécifiques, indubitablement liés à la culture Internet.
De plus en plus tôt, plus en plus hard
LES CODES DU PORN JEUNE
La démocratisation du porno sur Internet n’est pas seulement synonyme de banalisation, mais aussi et surtout de la « densification » d’une culture autrefois réservée à la sphère intime. Cette culture a logiquement développé ses codes et ses langages, parfois empruntés à la culture pornographique du passé (du Minitel aux VHS en passant par les « premiers samedis du mois sur Canal » chantés par Doc Gynéco), le plus souvent augmentés par l’apport de références propres à la culture Internet.
Un autre phénomène, particulièrement ludique, illustre bien cette hybridation des codes : le détournement volontaire d’images anodines dans des films, dessins animés ou séries avec l’apposition du logo « Brazzers » (l’une des plus grandes sociétés de production de contenus pornographiques). Ainsi, une simple séquence vidéo montrant une collégienne américaine entourée de 4 jeunes garçons dans un vestiaire, séquence-type d’une série TV adolescente, devient un potentiel « gang bang » avec l’incrustation du logo Brazzers !
Cette logique du détournement par la polysémie illustre la démocratisation conscientisée (car partagée) d’éléments hier cantonnés au porno. Au-delà de la gaudriole, il reflète l’adoption du principe de « tags » comme référents culturels, qui permettent à l’internaute de trouver efficacement une vidéo correspondant à ses désirs sur les xtubes, qui en proposent des dizaines de milliers gratuitement accessibles (voir encadré).
Quand les jeunes entrent dans le monde du travail… ils continuent de consommer du porno
LES RÉFÉRENCES AU PORNO PARSÈMENT L’AUDIOVISUEL POPULAIRE
Cette nouvelle forme de consommation, indubitablement liée à Internet (Medium is the message), déborde en outre de ses origines cyber spatiales pour irriguer les cultures populaires. Nombreuses sont les références au porno qui parsèment l’audiovisuel populaire des jeunes adultes. On les retrouve évidemment aussi en France, à l’image de la vidéo de Norman consacrée au sujet (Les sites pour adultes), qui résume ses arcanes en la matière avec une douzaine de tags obscurs pour le profane (threesome, bukkake ou blowjob pour ne citer que les plus connus). Notons d’ailleurs que des termes spécifiques au porn sont progressivement passés dans le langage courant par le biais de cette culture populaire. MILF (Mother I’d Like to Fuck), à la base un tag spécifique, décrit ainsi aujourd’hui une femme désirable d’une quarantaine d’années.
Mais justement, qui est profane dans ce nouvel écosystème ? Si le porno d’hier était réservé à quelques catégories spécifiques de la population (des hommes d’âge moyen, pour caricaturer), sa démocratisation sur Internet réduit inévitablement le nombre de ces non-initiés. Chez les jeunes adultes, le public est par exemple de plus en plus féminin. Une récente étude IFOP pour Marc Dorcel (cf INfluencia Newsletter du 23 novembre 2012) dénombre ainsi 17% de Françaises qui seraient des consommatrices régulières, et surtout très majoritairement jeunes, amenant le producteur français à lancer Dorcelle fin 2012. De nouveaux codes et esthétiques voient ainsi le jour, sous l’influence de cette féminisation, et malgré la persistante hétéronormativité des xtubes que commente la journaliste Titiou Lecoq dans un reportage sur Slate sur « l’impossible porno pour femmes ».
L’imaginaire pornographique gagne ses gallons d’acceptabilité
JAMES DEEN, L’UN DES PLUS PRÉSENTS DANS LES GIFS
Elle y évoque notamment l’exemple de James Deen, l’une des figures les plus marquantes du porno à l’ère d’Internet, littéralement adulé par les jeunes femmes et les adolescentes. James Deen et son minois de jeune premier, loin des clichés testostéronés d’hier, résument physiquement l’évolution de cette culture, nécessairement hybride car s’adressant à un public élargi. James Deen est aujourd’hui l’un des acteurs les plus présent dans les gifs à caractère érotico-pornographiques, des images animées basées sur la capture de quelques secondes de vidéo. Un autre phénomène de démocratisation du porno, qui fait même dire à la journaliste Tracy Clark-Flory sur le site Salon, qu’ils sont « meilleurs que le véritable porno », annonçant l’avènement du NSFW.
NOT SAFE FOR WORK
NSFW. Derrière ces quatre petites lettres se cache peut-être l’une des plus grandes évolutions de notre époque digitalisée. NSFW pour Not Safe For Work, soit en français « À ne pas regarder sur le lieu de travail », est un acronyme utilisé sur les réseaux sociaux pour prévenir ses destinataires d’un contenu olé-olé, et ainsi éviter le malaise en cas d’ouverture impromptue dans l’open space. Quatre petites lettres devenues un running-gag, qui témoignent surtout de l’évolution de notre rapport à la pornographie. Car si l’expression existe, c’est avant tout parce qu’il a fallu créer un terme pour décrire l’entrée fracassante du porno dans nos sphères extimes : bureau, foyer, tiers-lieux, etc.
CHANGEMENT DE PARADIGME
Quelles sont les conséquences de cette démocratisation ? En participant à la construction d’un nouveau système de codes, de signes, de néologismes et de référents pour toute une génération connectée (qu’on soit consommateur averti ou non), cette culture porn suppose une maîtrise inédite pour qui souhaiterait s’en emparer. Les marques, entre autres, auraient tout à y gagner. Notamment si elles veulent séduire les jeunes, ce qui est déjà une gageure en soi…
Pornographie et marketing font évidemment bon ménage depuis plusieurs années ; mais l’imaginaire pornographique n’était exploité qu’avec une volonté de choquer l’audience, souvent au détriment de l’image des marques concernées (shockvertising et esthétique porno-chic des années 90-2000).
Avec l’essor de la culture porn, l’imaginaire pornographique gagne au contraire ses gallons d’acceptabilité, en résonnant en cohérence avec les référents populaires d’une génération. Nombreuses sont les marques qui se réapproprient aujourd’hui la culture Internet et les mèmes. On a vu combien les retours de bâton pouvaient être douloureux lorsque l’internaute n’y perçoit qu’une intrusion supplémentaire dans « son » univers. Il en va de même pour la culture porn, sous-élément de la culture Internet, avec des exigences encore plus fortes : puisque le porno reste relié à l’intime, toucher le consommateur en utilisant ces codes requiert une dextérité jusqu’alors inédite.
Adeline Attia et Philippe Gargov
co-auteurs d’une étude prospective en souscription : Nouveaux langages érotiques et Porn : quelle inspiration pour les marques ? UBTrends/Le Tag Parfait – 2013.
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