10 février 2025

Temps de lecture : 7 min

Réformer l’Etat avec les méthodes de l’entreprise

Au-delà des convulsions politiques, économiques, sociales, sociétales, identitaires et géopolitiques dont nous sommes les témoins, il semble que nous vivions une crise de l’efficacité démocratique. L'Occidental libéral doit faire face aux périls auxquels il est confronté. Au cœur de la réflexion, la crise de confiance dans l'efficacité de notre démocratie. Pour y répondre, pourquoi ne pas se poser la question de l’application de méthodes issues de l’entreprise. Eclairage de quatre pistes envisageables.  
76% des Français considèrent que “tous les hommes et femmes politiques sont déconnectés des réalités des citoyens”. Image créée avec DALL-E 3 Christophe Lachnitt

76% des Français considèrent que “tous les hommes et femmes politiques sont déconnectés des réalités des citoyens”. Image créée avec DALL-E 3 Christophe Lachnitt

Ce pourrait être la dernière option avant que nous ne tombions dans l’abîme du populisme, voire de l’illibéralisme.

La situation de notre pays, comme celle d’une grande partie de l’Occident, est gravissime. Au-delà des convulsions politiques, économiques, sociales, sociétales, identitaires et géopolitiques dont nous sommes les témoins, il me semble que nous vivons d’abord une crise de l’efficacité démocratique. Loin d’être nouvelle, cette crise est notamment aggravée par les innovations technologiques, qui accélèrent toutes les mutations, et par l’égocentrisme d’une génération de dirigeants politiques qui, n’ayant pas connu de tragédie historique, ont perdu tout sens de l’intérêt général et du temps long.

Pour se rendre compte des périls auxquels l’Occident libéral fait face, il faut lire Edward J. Watts, professeur d’histoire au sein de l’Université de Californie et grand spécialiste de la Rome antique à la chute de laquelle il a consacré deux ouvrages : “The Eternal Decline And Fall Of Rome” et, surtout, “Mortal Republic: How Rome Fell Into Tyranny“. Il y explique que, 200 ans avant J.-C., Rome était la plus grande république de l’Histoire, mais que ses fondations commencèrent à s’affaiblir moins d’un siècle plus tard : l’Etat devint trop grand et chaotique, l’influence des intérêts privés corrompit les institutions publiques, et les inégalités prirent tant d’importance que les citoyens perdirent toute confiance dans la gouvernance en place et s’en remirent à des démagogues. En 27 avant J.-C., la République et la démocratie représentative romaines avaient laissé place à un empire.

Edward J. Watts identifie des parallèles entre la Rome antique et l’Amérique actuelle, lesquels s’appliquent, mutatis mutandis, à notre pays. Il considère que le risque auquel les Etats-Unis sont confrontés aujourd’hui s’apparente, à certains égards, à celui auquel ne para pas la République romaine : celle-ci connut notamment une rupture entre les visions de la classe dirigeante et de la majorité de la classe moyenne sur l’évolution de la Société. Le creusement des inégalités rompit le contrat social et mit en lumière l’inefficacité du système : les inégalités devinrent injustices dès lors que l’administration parut manipulée au bénéfice de certains. Les victimes de cette situation eurent finalement recours à la violence après s’être convaincues que le système ne pourrait pas se corriger lui-même.

Il est inutile de s’étendre sur la situation outre-Atlantique, où la trajectoire politique de Donald Trump et la tentative de coup d’Etat du 6 janvier 2021 confèrent au parallèle avec la Rome antique un caractère patent. Dans notre pays, l’analogie est plus latente mais pas moins dangereuse : 43% des Français estiment que “en démocratie rien n’avance, il vaudrait mieux moins de démocratie mais plus d’efficacité” et plus d’un tiers de nos concitoyens (34%) jugent que “avoir à sa tête un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du parlement ni des élections est une bonne manière de gouverner le pays”. Chez nous aussi, l’inefficacité démocratique est le meilleur terreau de l’illibéralisme.

C’est pourquoi il convient de se poser la question de l’application de méthodes issues de l’entreprise pour répondre à cette crise de confiance dans l’efficacité de notre démocratie, sans, évidemment, tomber dans les excès d’Elon Musk avec son DOGE (Department of Government Efficiency) aux Etats-Unis. Il ne s’agit pas ici d’adopter une approche manichéenne – toute démarche publique serait gangrenée alors que tout approche privée serait vertueuse -, mais d’appliquer à la gouvernance étatique quelques “meilleures pratiques” corporate (en soi déjà une méthode managériale éprouvée dans le privé et si rare dans nos politiques publiques). Je n’ambitionne pas non plus de couvrir exhaustivement les recettes privées applicables au public, mais d’évoquer quelques exemples de pistes envisageables de manière réaliste dans ce domaine. Pour être précis, j’en aborderai quatre.

La première consiste à avoir une vision stratégique, ce qui nous ramène à l’enjeu du temps long. Rares sont les dirigeants qui développent rentablement leur entreprise en godillant. Les plus performants, au contraire, sont ceux qui sont capables de voir loin et de suivre de près la mise en oeuvre de leur dessein. Sans surprise, les plus grands leaders politiques font montre des mêmes qualités. Or, pour forger une vision, il faut nourrir des convictions et avoir la force de s’y tenir même quand les vents – boursiers dans un cas, électoraux dans l’autre – sont contraires. Il est évident que l’on s’éloigne de cet idéal et que nos dirigeants politiques appliquent de plus en plus cette réplique d’André Ledru-Rollin, pendant la révolution de février 1848, à des manifestants qui bloquaient une barricade : “Il faut bien que je les suive puisque je suis leur chef”. En outre, l’instauration du quinquennat, l’inversion du calendrier électoral et l’hubris de nos dirigeants récents ont effacé la complémentarité des rôles de Président et de Premier ministre au détriment de la spécificité stratégique de celui-là. Dernier point relatif à la vision, le nombre et la nature des activités dans lesquelles une entreprise s’engage constituent l’une des décisions les plus conséquentes que son patron peut prendre. A l’inverse, notre Etat, voulant tout faire, encombre tout, tel le baobab de Saint-Exupéry, et accomplit de moins en moins bien ses missions essentielles. Ce n’est bien sûr pas l’Etat qui est responsable de cette situation ubuesque, mais ses mandataires qui ne veulent pas se défaire de la moindre parcelle de pouvoir. Nous n’avons pas encore trouvé le dirigeant politique doté du courage nécessaire pour challenger cet état de fait.

La deuxième inspiration que la politique pourrait puiser dans le monde de l’entreprise a trait à l’agilité opérationnelle, laquelle est de plus en plus déterminante pour la raison d’accélération technologique que j’évoquais plus haut. Il convient d’ailleurs de noter que vision stratégique et agilité tactique sont intimement liées : sans une solide fondation stratégique, l’agilité ne serait que de l’agitation. Dans ce domaine aussi, nous espérons encore le dirigeant qui aura le courage, cette fois, de s’attaquer, par exemple, au mille-feuille administratif français. Plus globalement, la réforme de l’Etat devrait aussi rationaliser la suradministration dont la France est victime dans tant de domaines, pour des services de qualité inférieure, par rapport aux pays européens comparables au nôtre : le coût de la bureaucratie et des normes représente entre 0,17% et 0,8% du PIB en Allemagne, en Italie et au Royaume-Uni, mais près de 4% chez nous. Cette suradministration procède en bonne partie du fait que, pour un politique, la principale manière d’optimiser une administration ou de régler un problème est d’augmenter le budget qui lui est consacré. Dans le privé, où l’on ne peut pas se permettre de s’endetter à l’infini, on a recours à des méthodes qui relèvent du management (projection de sens, motivation, responsabilisation, innovation, amélioration continue, suivi des résultats…). Last but not least, la réforme de l’Etat devrait concerner la surlégislation qui étouffe les acteurs publics comme privés. Nos responsables politiques ayant l’impression de prendre un enjeu à bras-le-corps dès qu’ils lui associent une loi, une règle ou une norme, l’action quotidienne des citoyens, des entreprises et des agents de l’Etat se trouve encalminée par la nécessité de maîtriser des dizaines de milliers de textes dont personne n’évalue jamais la pertinence. C’est ainsi que la lumineuse reconstruction de la cathédrale Note-Dame fut porteuse d’une histoire digne de Gribouille : pour déroger aux lois et procédures en vigueur, le gouvernement fit… voter une loi. Personne ne se demande s’il ne faudrait pas s’attaquer au fond du problème plutôt que de le contourner à chaque grande cause nationale, délaissant de fait tous les enjeux moins symboliques. En réalité, la surlégisation alimente la suradministration : il y aurait par exemple moins de sous-effectifs dans la Justice française si le cadre judiciaire dans lequel ils opéraient était moins obèse et inextricable. L’une des premières réformes de l’Etat qu’il faut engager relève donc de la revue, dans tous les secteurs, des textes en vigueur pour en réduire le nombre, les simplifier et les évaluer à l’aune de leur utilité, considérée individuellement et dans leur ensemble.

En résonance avec la précédente, la troisième source d’inspiration des méthodes de l’entreprise pour les politiques publiques ressort à l’apprentissage continu. Pour rester dans le domaine de la loi et des règles en tout genre, pourquoi ne pas appliquer la méthode du “test and learn” et expérimenter tous les nouveaux textes (lois, décrets, normes…) durant un an avant de les entériner, de les modifier ou de les supprimer en fonction de leur utilité, évaluée dans le cadre d’un bilan objectivé ? L’apprentissage continu se rapporte également à l’application de programmes ayant démontré leur intérêt sous d’autres cieux. A cet égard, un exemple incontournable est la fourniture des médicaments selon le nombre précis stipulé par l’ordonnance médicale, par exemple en vigueur outre-Atlantique, et non en fonction du conditionnement des groupes pharmaceutiques. Les excès de consommation médicamenteuse et de déficit du système d’assurance maladie en seraient largement mieux maîtrisés.

La quatrième méthode de l’entreprise que l’Etat pourrait avantageusement adopter est le management de la performance. Je rêve souvent, dans des moments d’égarement ingénu, de Présidents, Premiers ministres et ministres qui s’engageraient sur des objectifs correspondant à la durée de leurs mandats respectifs et rendraient de vrais comptes sur les résultats afférents. De même, a-t-on jamais vu un ministre écarté publiquement pour déficit de performance, et non pour défaut de loyauté ou erreur de communication ? Ne compte-t-on plus les ministres promus pour leurs poids politique – supposé ou réel – en dépit de résultats médiocres dans leur poste précédent ? La politique telle qu’elle est de plus en plus pratiquée a ceci de merveilleux que les abstractions remplacent les réalisations, les idéologies ou la mauvaise communication (celle qui trompe au lieu d’éclairer) camouflant l’absence d’accomplissements.

L’entreprise ne constitue pas un monde idéal, et le politique doit gérer des contraintes et des impératifs que le monde privé ne connaît pas. Cependant, ce n’est pas un hasard si les Français considèrent le gouvernement comme une institution à la fois incompétente et non éthique, alors qu’ils voient l’entreprise comme une institution à la fois compétente (avec un écart de 70 points par rapport au gouvernement) et éthique (avec un écart de 34 points). S’inspirer des méthodes qui ont fait leurs preuves dans l’entreprise ne peut donc pas nuire. Et la beauté de cette approche réside dans le fait qu’elle induirait la propre évaluation de son efficacité.

Mika Brzezinski et Joe Scarborough (image réalisée avec Midjourney) – (CC) Superception

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