La réalité virtuelle va révolutionner le marketing, impacter d’autres industries, changer nos interactions humaines et modifier profondément un marché qui pèse plus que le cinéma et la musique, à savoir le jeu vidéo. INfluencia continue son enquête sur LA technologie dont tout le monde parle. Entretien exclusif avec le patron de la réalité virtuelle chez une des plus grosses entités de production digitale au monde : Media Monks.
Depuis deux ans, INfluencia se penche sur un phénomène sans précédent dans l’histoire des technologies d’immersion sensorielle, la réalité virtuelle. D’après Gartner Group, environ 25 millions de casques de réalité virtuelle seront entre les mains des consommateurs d’ici 2018. Pour Adrian Slobin, chef de SapientNitro Global Innovation, ce sont entre 50 et 100 millions de casques qui seront sur le marché d’ici deux ans. A chacun ses prévisions donc, mais le message reste le même : la réalité virtuelle « est sur le point de changer notre monde », pour reprendre le titre de la couverture du Time, le 17 août 2015.
Si, comme le rappelait en mars dernier un dirigeant d’OMD Sydney, la réalité virtuelle n’en est qu’à ses débuts et modifiera profondément le marketing de demain, la technologie cache une révolution plus globale qui concernera beaucoup d’autres industries que la pub. C’est ce que nous confiait l’hiver dernier, le créateur de jeux vidéos Tomy Palm, l’homme derrière la saga Candy Crush.
Pour continuer son tour des analyses d’experts, INfluencia s’est assis pendant les Cannes Lions avec Ola Bjorling, responsable de la réalité virtuelle chez Media Monks, une référence créative mondiale des boîtes de production digitales. Présent sur la Croisette pour la conférence “Virtual Reality: How to Hack Human Perception with Finesse”, le Suédois est un maître ès réalité virtuelle. C’est lui qui est derrière le premier film publicitaire de RV sorti par Etihad Airways. Au bar-restaurant de l’hôtel Majestic, nous nous sommes offerts une immersion captivante avec Ola Bjorling.
INfluencia: nous avons été interpellés par l’intitulé de votre conférence du 22 juin. Pourquoi utiliser le terme « hacking » pour parler de la réalité virtuelle ?
Ola Bjorling : le hacking consiste à tenter de tromper un système pour pouvoir faire ce que vous n’êtes n’est pas censé faire, pour accéder à quelque chose à laquelle vous n’êtes pas censé accéder… La RV consiste à tromper quelqu’un avec quelque chose qui n’existe pas en lui faisant croire qu’il est dans un autre endroit. Mais lui montrer un autre endroit n’est pas suffisant. Donc en ce sens, la RV hacke en jouant avec de fausses informations sur la perception humaine.
IN : dans ce hacking là quel est le rôle de la finesse ?
O.B. : cela a surtout un rapport avec la façon dont les gens perçoivent les choses au travers des autres médias. Ils essayent tous de te faire imaginer que tu es ailleurs, c’est une étape cognitive qui fait travailler ton cerveau pour imaginer le contexte d’une histoire. Avec la RV, on supprime cette étape de suspension d’incrédulité. C’est unique car il n’y a pas de besoin d’imagination. Le film permet déjà de donner un contexte mais tu dois encore imaginer les émotions alors qu’en RV, il n y a pas d’observateur externe. En essayant de ne pas créer de fiction -car sinon en RV on ne croirait pas que c’est la réalité- on tente de façonner des données réelles. Or cela nécessite beaucoup de finesse. On met la barre haute pour ce qu’il est possible d’atteindre grâce à ce medium, mais aussi pour la manière dont on atteint cette barre. Je ne pense pas d’ailleurs que nous ayons déjà atteint le vrai potentiel de la RV.
IN : est-ce que la RV nécessite un nouveau processus d’écriture dans le storytelling ?
O.B. : oui. C’est assez courant de dire qu’on ne connait pas encore bien le langage de la RV mais je pense que dire cela est une bêtise car on sait déjà beaucoup de choses : comme, par exemple, que c’est une interaction directe. Le créateur ne peut pas se permettre d’intégrer un élément qui ne semblera pas réel à l’utilisateur car sinon toute l’expérience perdra de son sens. Il faut garder la barre super haute pour conserver cette illusion mais si vous y arrivez, vous pourrez créer un medium bien plus fort et bien plus émouvant que tous les autres crées auparavant.
IN : tout le monde s’accorde à dire que la RV sera énorme dans un futur proche. Mais son explosion est-elle liée à sa maîtrise de la narration ?
O.B. : je pense quelle peut exploser en conservant simplement notre approche courante. Aujourd’hui, tout le monde utilise la RV avec les outils qu’ils connaissent. Abraham Maslow disait que si tout ce que tu as, est un marteau, chaque problème doit être un clou. Aujourd’hui le seul marteau des producteurs de RV reste le film. Mais si vous traitez la RV comme un autre écran vous allez injecter la couche d’abstraction et la narration interprétative dans l’histoire que vous racontez. Le film reste un medium exceptionnel et ne disparaitra pas. La RV ne va pas le remplacer. Mais si vous décidez de faire de la RV vous devez essayer de penser autrement et aller au-delà des postulats du film car le potentiel de la RV est bien plus grand. Ce qu’elle peut débloquer est impressionnant.
IN : mais savez-vous exactement ce qu’il y a au-delà du film, pour reprendre vos termes ?
O.B. : oui je crois. Il s’agit de la perception sensorielle d’être présent dans un espace et dans un temps où normalement vous ne pourriez pas être. C’est une offre fantastique et propre à ce medium : quand vous lisez un livre, vous imaginez sans vivre l’action; quand vous regardez un film, vous regardez mais n’êtes pas là; quand vous expérimentez la RV, vous allez trembler comme si vous étiez vraiment sur un fil entre deux immeubles de New York, alors que vous savez consciemment que vous êtes dans une pièce fermée les pieds au sol. La puissance de la RV réside dans cette perception de présence. Quand son utilisation sera encore plus interactive avec un autre être humain, cette puissance sera décuplée.
IN : la RV demande-t-elle donc un processus d’écriture différent pour chaque format ?
O.B. : le format d’une minute ne convient pas à la RV car elle demande du temps pour s’immerger et se sentir dans l’action. Si je vous téléporte dans un désert de Nairobi, il vous faudra un peu de temps pour vous sentir sur place, ça ne sera pas instantané. Actuellement, les barrières d’entrée pour la RV sont encore assez élevées. Ce n’est pas comme si vous vouliez voir des chats jouer et qu’en un clic sur YouTube vous étiez servi.
IN : n’est-ce pas frustrant de se dire que le succès de votre création est dépendant de la démocratisation des outils qui permettent l’expérience virtuelle ?
O.B. : pour la pub, la RV est encore une niche. Si on ne la sort pas de sa boîte publicitaire, on fait une erreur. La TV représentait un levier exceptionnel pour la pub, elle savait que le consommateur serait devant son écran et qu’il n’en bougerait pas. Il y avait un accord tacite entre lui et l’annonceur : tu regardes mon spot de 30 secondes et je te laisse ensuite regarder ton divertissement. Cet âge d’or est terminé et n’a jamais concerné le web et encore moins la RV. Je ne crois pas qu’elle sera utilisée que pour une seule chose, pour un seul format sur un seul support. Son champ d’utilisation est immense. La RV englobe un niveau d’interactivité unique et parle à l’inconscient humain comme aucun autre medium avant lui.
Personne n’avait vu dans l’iPhone une technologie qui allait engendre des industries de plusieurs centaines de millions. Idem pour Snapchat. Personne ne sait donc encore ce dont est capable la RV. C’est un train sans terminus, de la même manière que l’iPhone n’est pas terminé et que Snapchat n’a pas encore atteint son apogée. Même si on imagine -et c’est impensable- que la technologie actuelle de la RV n’évolue pas et en reste là, elle reste un canevas créatif unique dans l’histoire des mediums. Elle est encore tellement sous explorée. Tous les jours de nouvelles possibilités apparaissent. Moi-même, je ne peux pas prédire ce qui va se passer dans cinq semaines…
IN : cet inconnu n’est pas trop angoissant ?
O.B. : non, car c’est la même chose pour la nano-technologie, l’intelligence artificielle, l’IOT : elles ouvrent trop de possibilités pour qu’on les comprenne. Si vous insistez dans cette quête de compréhension vous allez avoir des maux de crâne. Mon approche personnelle est de suivre mon instinct et d’accepter mes erreurs. A chaque fois que je me plante j’apprends.
IN: pour terminer, essayons de trancher un vieux débat : le medium est le message ou le message est-il le medium ?
O.B. : le medium est le medium. La RV n’a pas de singularité dans son message.