INfluencia : Quand les marques ont-elles commencé à devenir des actrices à part entière de la représentation des territoires ?
Raphaël Llorca : Les marques, notamment celles spécialisées dans le tourisme, le transport ou la gastronomie, représentent le territoire local depuis toujours. Le facteur territorial a toujours eu une grande importance dans la consommation. En 2021, une enquête montrait qu’un Français sur deux (51%) voulait avoir un choix plus fourni de produits locaux dans son magasin, juste devant les produits fabriqués en France (49%) et très loin devant les produits biologiques (18%). Mieux : 86% des Français choisiraient un produit local plutôt qu’un produit bio. Il est toutefois important de noter que le territoire est récemment devenu une figure imposée du discours publicitaire. Toutes les marques, même les banques et les compagnies d’assurance, en parlent. Ce sujet est devenu l’alpha et l’oméga de toutes les campagnes.
IN : Comment expliquez-vous ce phénomène ?
R. L. : Ce tournant remonte à 2019 avec l’essor du mouvement des Gilets jaunes et le succès de « L’archipel français » de Jérôme Fourquet. Je ne vois pas dans ces deux événements une heureuse concomitance mais un lien de causalité. Les politiques ont échoué à apporter une réponse à la représentation territoriale et les marques se sont emparées de ce sujet. Elles répondent à une tension et à une angoisse profonde qui sont liées à notre questionnement existentiel concernant l’articulation entre le local et le national en France.
IN : Les marques n’ont pas toujours joué cette carte…
R. L. : Non, pas du tout. Dans les années 90, elles parlaient surtout de mondialisation mais ce mouvement a généré une angoisse collective et les marques cherchent aujourd’hui à mettre en avant leur implication territoriale.
IN : Vous montrez, dans votre étude, que les imaginaires territoriaux proposés par les marques sont souvent simplistes, pour ne pas dire caricaturaux. Il y a-t-il des exceptions à cette règle ?
R. L. : Lorsqu’une marque représente un territoire, elle le réduit en effet souvent à deux ou trois signes immédiatement reconnaissables. L’Auvergne ? La fourme d’Ambert (Burger King) ? Le Pays basque ? Le piment d’Espelette (Burger King). La Bretagne ? Les légendes arthuriennes (Brasserie Lancelot) ou le sel marin. Ce recyclage de l’imaginaire peut être comparé à une sorte de blocage symbolique. Il ne représente pas du tout la réalité des territoires qui bougent et évoluent.
IN : Pourquoi les marques continuent-elles d’utiliser des clichés pour illustrer les territoires ?
R. L. : Le recyclage de l’existant est confortable et rassurant. Il apporte un confort psychique non négligeable dans ce monde en pleine transformation. Il existe toutefois une marque qui cherche à faire bouger les lignes. Heech est une compagnie de VTC qui assure 80% de ses trajets en proche banlieue parisienne. Très rapidement, ses dirigeants ont réalisé que leur croissance allait atteindre une limite car leur société était considérée par les parisiens comme le VTC de la racaille. Pour inverser cette tendance, Heech a cherché à donner une autre image de la banlieue. Son film sur les portes donne notamment un contrepied absolu de certains clichés. Cette société représente toutefois l’arbre qui cache la forêt.
IN : Certaines marques étrangères comme Airbnb, Burger King ou Netflix cherchent, elles aussi, a joué la carte de la « local strategy » en France. Y parviennent-elles ?
R. L. : Ces marques cherchent à construire autour d’elles des imaginaires écrans. Burger King cherche à se faire accepter comme une marque locale en jouant la carte du marketing du terroir avec burgers montagnards ou provençaux. Il tente de mettre de côté ses origines américaines et à détacher son image associée à la malbouffe avec ses « saveurs terroirs » qui sont supposées être des gages de qualité. Un autre exemple emblématique est Airbnb. Cet archétype de la « marque Anywhere », qui permet de se sentir à l’aise partout et qui propose la même décoration de type Brooklyn à Shanghaï, Paris ou New York, est confronté à une remise en cause de son modèle économique. La ville de San Francisco, qui l’a vu naître, l’a interdit et quatorze grandes villes françaises ont limité le nombre de nuitées que pouvaient vendre les propriétaires de logement. Pour tenter de déplacer le discours autour de son modèle, Airbnb tente aujourd’hui de jouer la carte de l’acceptabilité en affirmant notamment que son service accompagne le développement collectif des petites communes rurales. 90% des villes de moins de 2000 habitants en France ne possèdent pas d’hôtel. Cette stratégie a conduit le groupe à signer un partenariat avec l’Association des maires ruraux de France (AMRF) et à s’offrir un grand stand au Salon des maires et des collectivités locales. Il cherche ainsi à passer d’une « marque Anywhere » à une « marque Somewhere ».
IN : Les marques vont-elles continuer à utiliser de plus en plus les imaginaires territoriaux dans leurs campagnes ?
R. L. : Je pense que ce type de discours est encore appelé à se développer dans les années à venir mais d’ici cinq ou dix ans, ce discours devrait s’estomper car on arrivera à une certaine saturation. Je suis également étonné de constater à quel point les messages liés aux imaginaires territoriaux restent encore très consensuels. Cette tendance devrait s’atténuer car la notion de territoire va être regardée de plus en plus avec un prisme idéologique. On commence à le constater lorsqu’on voit des extrémistes régionalistes se réunir lors de manifestations publicitaires organisées par certains brasseurs…