L’apparence physique est un signe : à la fois un mode d’expression pour celui qui paraît et une source d’informations pour celui qui la perçoit. Elle est donc un élément incontournable de la relation à soi, mais aussi de la relation à l’autre. Comme le dit Stanislaw Jerzy Lec, « Même pour jouer son propre rôle, il faut se maquiller ». C’est aussi, on le sait depuis longtemps (et Jean François Amadieu l’avait déjà démontré au début des années 2000 dans Le poids des apparences. Beauté, amour et gloire), un enjeu de bien-être, de réussite, de pouvoir social et de pouvoir tout court. Les Français ne s’y trompent d’ailleurs pas, qui sont près de 80 % à estimer « importante » l’apparence physique pour les hommes et pour les femmes dans tous les aspects de l’existence : vie sociale, sentimentale ou professionnelle. C’est donc un facteur de « bonheur » en général.
L’apparence physique, apparaît à la frontière, à l’interface, entre l’intime et le public. Elle est un lieu de transparence autant que de malentendus potentiels. Classiquement, notre façon de nous présenter au monde dit – ou travestit – notre genre, notre âge, nos origines ethniques, notre classe sociale mais aussi le soin que nous prenons – ou pas – de nous- même, notre capacité à corriger nos défauts et à maîtriser nos corps. C’est ce que nous ont toujours promis les industries cosmétique ou textile. Se montrer comme « soi en mieux ». Et, jusqu’à il y a peu, être soi en mieux, c’était tendre autant que possible vers un modèle de féminité ou de masculinité quasi unique. Être « désirable », dans la sphère publique comme dans celle de l’intime, passait par là, cette pression s’exerçant par ailleurs de façon très dissymétrique sur les hommes et sur les femmes.
C’est donc assez logiquement que les mouvements féministes ont, très tôt, dénoncé l’injonction à la beauté comme un des modes de domination et « d’impuissantement » des femmes. Mona Chollet le résume ainsi dans Beauté Fatale, les nouveaux visages d’une aliénation féminine (2016) « La peur de ne pas plaire, de ne pas correspondre aux attentes, la soumission aux jugements extérieurs, la certitude de ne jamais être assez bien pour mériter l’amour et l’attention des autres traduisent et amplifient tout à la fois une insécurité psychique et une autodévalorisation qui étendent leurs effets à tous les domaines de la vie des femmes. Cela les amène à tout accepter de leur entourage ; à faire passer leur propre bien-être, leurs intérêts, leur ressenti, après ceux des autres ; à toujours se sentir coupables de quelque chose ; à s’adapter à tout prix, au lieu de fixer leurs propres règles… ». Dans ce domaine, comme dans tout ce qui touche à l’identité, nous vivons un grand bouleversement.
Des visages, des corps
Les féministes, donc, mais aussi ceux œuvrant à une plus grande visibilité des diversités d’appartenance ethnique, de genre et, plus récemment, d’âge se sont emparés de cette thématique. La lutte contre les stéréotypes et les diktats est devenue un élément à part entière de leurs revendications et, sans doute, un de leurs terrains d’expression les plus spectaculaires. Des stars en sont l’emblème (au premier rang desquels Rihanna et la marque Fenty), mais c’est surtout l’usage, par les militants de ces causes, des réseaux sociaux les plus visuels (Instagram et TikTok, notamment) qui a permis l’émergence d’une multitude d’images de corps et de visages différents, reflétant davantage la réalité fragmentée de nos apparences.
Ce mouvement a été rapidement récupéré par les marques, d’abord celles du luxe, puis les marques grand public des secteurs les plus concernés (on peut citer L’Oréal Paris, H&M, Dove, Darjeeling ou encore Meetic) avant de se propager à l’ensemble de la publicité. Qu’il s’agisse aujourd’hui de vendre des voitures, des abonnements téléphoniques, de l’alimentation ou de l’énergie, la représentation de la « diversité » semble un passage obligé et ne constitue donc plus un élément de différenciation. Ce phénomène semble largement approuvé par nos compatriotes puisqu’ils sont plus de 80 %, toutes générations à égalité, à estimer « une bonne chose » le fait que « les magazines et les publicités montrent davantage de personnes de couleur, de genre ou de mensurations diverses ». Alors, en aurions-nous fini avec les diktats et serions-nous libérés de toute soumission à des modèles irréalistes ? Sans doute pas.
La charge mentale de l’apparence
Nous sommes, là encore, non pas libérés mais confrontés à une multiplicité de possibles, articulant des motivations connues, anciennes, et des éléments d’appréciation nouveaux. En témoignent ces paradoxes relevés par notre enquête : l’apparence (on l’a vu plus haut) est massivement jugée « importante ». Mais 83 % des Français trouvent que « les femmes s’imposent trop de choses » pour en prendre soin (dont 41 % de « tout à fait d’accord ») et 57 % que ceci est vrai aussi pour les hommes (graphique 6). Pour autant, 62% des personnes interrogées considèrent que « prendre soin de son apparence » est un plaisir. Et, si 84 % des femmes déclarent le faire « pour se sentir mieux » et 70% « pour exprimer leur personnalité », seules 11 % des sondées (9% des hommes) se déclarent « très satisfaites » de leur apparence physique. C’est donc à la fois un sujet d’insatisfaction et un plaisir, un domaine dans lequel on s’impose trop de choses et une façon de se sentir mieux, une manière d’exprimer son moi intime et un enjeu social. C’est beaucoup…
C’est probablement cette complexité qui aboutit à une extrême fluidité des désirs, et à la multiplication des propositions, voire des injonctions. L’injonction à « s’accepter » n’est, parfois, pas moins pesante que celle à se conformer à une norme. Ainsi la chanteuse Adèle a-t-elle subi la vindicte des chantres de la « fat acceptance » après avoir perdu 45 kilos. Et, dans un étrange retournement, elle a dû se défendre d’avoir jamais fait un régime.
Difficile de faire l’économie, désormais de cette normativité de la diversité que nous évoquions dans la précédente édition de Françaises, Français, etc.
Les marques sont, nous l’avons dit, de plus en plus nombreuses à s’y soumettre. Ce faisant, elles s’exposent à un procès en opportunisme, on parle désormais de diversity-washing comme on parle de greenwashing. Bel exemple d’injonction paradoxale : ne pas représenter la diversité des « beautés » est aussi condamnable que de se l’approprier au service de son marketing. La déconstruction des stéréotypes est devenue un phénomène de masse. La blancheur, la minceur ont, les premières, fait place à un éventail large de morphologies et de carnations. L’expression des diversités touche à présent à d’autres « différences ».
Déconstruire la beauté ?
L’âge n’est ainsi, plus tabou. Et la soixantaine n’a plus toujours le visage et les formes d’un supermodel des 80’s. La marque de lingerie Darjeeling a défrayé la chronique en affichant dans les rues de France le corps, non retouché, d’une « vraie » femme de 61 ans en sous- vêtements. Rides et bourrelets sur nos murs, voilà qui bouscule nos derniers interdits et « désinvisibilise » les femmes seniors (ou « silver »). Caroline Ida Ours, le mannequin ainsi exposé, revendique d’ailleurs son féminisme militant. La lingerie, à la recherche de nouveaux territoires, s’avère souvent en pointe. Après avoir fait défiler le premier mannequin transgenre en 2019, Victoria’s Secret a en 2022 intégré une jeune femme trisomique, Sofià Jirau, à son casting. Après avoir longtemps prôné un modèle unique quasi inatteignable de corps, Victoria’s Secret s’attelle désormais à célébrer la diversité pour tenter de redécoller. Virage sincère ou tentative désespérée de perdurer dans un monde nouveau ? L’histoire le dira.
Les stéréotypes de genre sont, eux aussi, en mouvement. Un des succès surprise de l’été aura été celui de Drag Race France, le concours de drag-queens inspiré d’une émission américaine et diffusé sur une chaîne de télévision nationale. Initialement, la chaîne avait annoncé que seul le premier épisode serait mis à l’antenne, la suite devant être visible sur la plateforme numérique du groupe. Avec 914 000 spectateurs (11,6 % de l’ensemble du public, selon Médiamétrie), le reste de la saison a finalement été diffusé en troisième partie de soirée.
Si la trans identité est à la télévision, c’est sur les podiums qu’il faut peut-être aller chercher le « coup d’après ». Harris Reed, créateur de mode plébiscité par de nombreuses stars revendique, pour lui et pour ses vêtements, la non-binarité. Non pas comme un moyen d’échapper aux catégories de genre et sexuelles mais comme une élimination pure et simple de toutes les étiquettes.
La mode sans étiquette
Éliminer les étiquettes, repousser les limites imposées par les normes, voilà qui pourrait ou devrait permettre à chacun de faire la paix avec son physique, voire de « démissionner » des nombreuses obligations liées aux canons de beauté. Revenir à l’état de nature en cessant de se maquiller, de teindre ses cheveux, de s’épiler, de porter des talons ou des soutiens- gorge pour les femmes, de se raser ou de mettre une cravate pour les hommes…
On a, un temps, pu penser que ce serait là une des traces laissées par les confinements successifs. Privés du « non essentiel », nous aurions pu redécouvrir une forme de liberté que nous aurions souhaité laisser perdurer ensuite.
Cela semble être partiellement le cas en matière vestimentaire : nos goûts et l’évolution de nos modes de vie nous poussent vers davantage de confort. Ceci d’autant plus que le télétravail partiel s’est installé pour un certain nombre d’actifs (22 % en 2021 selon la DARES).
Cependant, dans l’immédiat post pandémie, on a assisté à un boom de la demande de chirurgie esthétique dans de nombreux pays occidentaux (dont la France). Et l’industrie cosmétique, florissante avant le Covid devrait, selon McKinsey, retrouver cette année son niveau d’activité de 2019.
Plusieurs causes sont avancées. S’occuper de soi, dans un contexte où tout nous échappe, c’est sans doute un moyen de reprendre le contrôle de sa vie. Le tête-à-tête vidéo avec soi-même est aussi décrit, par de nombreux praticiens, comme un puissant incitateur à la demande de médecine et de chirurgie esthétique. On se voit fatigué et l’on est fatigué de se voir….
L’usage abondant des filtres photo et vidéo génère également de nouvelles façons de « se voir » et, sans aller jusqu’à ce que certains qualifient de dysmorphie sociétale (ne plus supporter d’avoir « en vrai » une apparence différente de celle que l’on fabrique pour les réseaux sociaux provoquerait des formes de
phobies sociales), suscite une demande nouvelle de « faux filter », des fonds de teint promettant un effet comparable à un filtre Instagram.
La fluidité des publics et des besoins place l’industrie cosmétique au carrefour, encore une fois, de bien des tensions contradictoires. Elle n’échappe pas à la demande d’achat responsable mais doit composer avec des impératifs qui lui sont bien spécifiques. Satisfaire à des exigences éthiques, témoigner de sa compréhension des mouvements sociétaux en allant vers toujours plus de personnalisation, garantir une performance accrue, tout en conservant la frivolité qui est son apanage, voilà l’équation que doit résoudre le secteur de la beauté.
La demande de transparence totale ne cesse de progresser, alors que 60 % des consommateurs (source : McKinsey) considèrent ne pas avoir assez d’informations sur la composition ou la provenance des produits de beauté. Les marques devront donc renforcer leurs références en matière de transparence afin de libérer le consommateur et lui permettre de faire son achat sans culpabilité ni compromis.
Fluidité et personnalisation
Alors que nous nous dirigeons vers une société « post-inclusive », l’industrie de la beauté va devoir individualiser davantage son approche, traitant la fluidité avec la même valeur et le même respect que l’accessibilité et l’adaptabilité. La « véritable inclusivité » affichée par les grandes marques leur imposera de s’assurer qu’aucun consommateur n’est exclu, quel que soit son âge, son genre, son origine ethnique, sa taille, ses défauts ou ses handicaps.
Enfin, le désir de futilité créative trouve, dans le domaine de l’apparence, son meilleur terrain de jeu. Le visage et le corps deviennent des toiles pour des maquillages festifs. Les plus jeunes, notamment, sont tournés vers l’expérimentation et Pinterest signale une augmentation des recherches sur la coiffure mulet (+190 %), les gemmes dentaires (+85 %), les regards parés de bijoux (+110 %) et la pédicure à strass (+150 %). Le meilleur reste à venir !
La suite pourrait se jouer dans le monde virtuel, cet espace où chacun peut enfin choisir en totale liberté son visage, son corps, son look et en changer au gré de ses propres fluctuations. Offrir à son avatar des « beauty routines » qui sortent de l’ordinaire, tester des maquillages virtuels aussi audacieux qu’éphémères, tester des produits sur sa peau virtuelle. Et, bien sûr, faire des achats bien réels dans une séance de live shopping. Les marques y sont déjà (Givenchy, Chanel, Clinique, Nars…). Le Métavers sera- t-il le lieu de la fluidité ultime, celui de la recomposition à l’infini des apparences et de la réinvention de la beauté? Cette aspiration existe, dès aujourd’hui, dans le monde réel. Difficile de dire si c’est une libération ou une nouvelle forme d’asservissement.