La curiosité est une merveille du monde… Dans leurs recherches et développement.
Michel Perret*, Directeur général en charge des stratégies, Leo Burnett
« La curiosité nous tourmente et nous roule »
C’est quoi la curiosité ? « La qualité de celui qui a le désir de connaître, de savoir », dit le Larousse. Ne pas se contenter de réponses toutes faites. Ne pas céder aux briefs prémâchés, ne pas être complaisant avec des marques autocentrées. Et pour cela apprendre à « regarder sous les jupes des filles », c’est-à-dire les dessous des marques. Creuser, toujours creuser, être accueillant pour l’inattendu, c’est la curiosité du planneur. Si nous voulons, au travers de la philosophie de Leo Burnett (HumanKind, « humanité »), être les meilleurs observateurs des gens, tous les moyens sont bons. Du fil d’info RSS juqu’au théâtre ou au musée, la curiosité est un voyage infini qui, poétise Baudelaire, « nous tourmente et nous roule […] Singulière fortune où le but se déplace ». Si je vous dis qu’un roman d’Echenoz et une fresque de Dufy ont posé les bases de la recommandation qui fit de Leo Burnett l’une des agences d’un grand énergéticien français, vous pourrez dire que nous sommes vraiment curieux.
*Avec la participation de Marianne Dos Anjos.
Sacha Lacroix, directeur général en charge de la stratégie, Rosapark
« Renouer avec ce jaillissement intuitif »
Nos histoires les plus anciennes sur la curiosité sont des avertissements : Adam et Eve et la pomme de la connaissance, Icare et le soleil, la boîte de Pandore… Les premiers théologiens chrétiens se précipitaient contre la curiosité : saint Augustin y voyait « la forme de tentation la plus complexe dans ses dangers ». On l’a considérée comme au mieux une distraction, au pire un poison, corrosif pour l’âme et la société. Il y a une raison à cela : la curiosité est indisciplinée. Elle dédaigne les parcours approuvés, préfère les détournements, les excursions non planifiées, les virages impulsifs radicaux. Si la curiosité nous anime chaque jour chez Rosapark, c’est justement par cette capacité à apporter une impulsion, un sursaut créatif. À l’heure où les études, le rationnel et les calculs prédictifs semblent s’imposer, il est impératif de renouer avec ce jaillissement intuitif, exalté, presque mystique. Faire confiance à son sens de l’intuition c’est choisir non pas de convaincre par l’argumentation, mais par la contagion, par l’émotion. C’est emprunter une route qui vienne toucher le cœur instantanément. L’intuition permet de réagir vite, très vite, un atout colossal dans un monde en mouvement permanent. La curiosité et l’intuition possèdent en elles une force irraisonnée, celle qui a le pouvoir de tout faire basculer.
Alexandre Ribichesu, planneur, Rosapark
« La curiosité commencerait par ça, un retour en arrière »
Il nous parle de moonwalk effect. Lui, c’est l’artiste français Blase, qui rénove et hacke de vieilles peintures glanées dans des brocantes. Ces toiles, souvent des portraits ultra classiques, il les modernise en y insérant avec subtilité des éléments anachroniques. On passe devant son atelier, la toile nous regarde, on regarde la toile, rien ne semble détonner ; puis on réalise passé quelques mètres que quelque chose n’est pas à sa place. Alors on fait marche arrière : effectivement, un Happy Meal, une casquette Supreme ou un déguisement de Wonder Woman se sont glissés dans le décor. La curiosité commencerait par ça, un retour en arrière, un temps d’arrêt qui donne envie d’en savoir plus. Pour générer ce souffle de curiosité, il suffirait d’une « petite perception », selon l’expression de Leibniz, qui viendrait dévoiler un monde infiniment grand. Ce petit rien qui attire l’attention sans être aguicheur, c’est le juste équilibre que l’on recherche en publicité. Ne pas passer inaperçu, sans être racoleur – à l’heure où les urbains daignent à peine lever les yeux de leur mobile en traversant la rue. Réussir à créer un spasme d’attention qui permette d’enclencher de l’intérêt, voilà ce qu’il faut obtenir. Qui sait si l’on mesurera un jour l’efficacité d’une campagne au nombre de moonwalk effects comptabilisés ?
Marc Lalande, directeur du planning stratégique, RAPP
« Savoir échapper à la dictature du old »
La curiosité est d’abord une forme de disposition qui accepte de se faire distraire par l’inattendu. La curiosité est aussi paradoxalement souvent nourrie par la sérendipité, ce plaisir qui consiste à se laisser inspirer « par hasard » par l’hybridation entre un sujet que l’on a en tête et des découvertes menées avec une apparente absence de démarche. Le graal ! Or, aujourd’hui, boostée par les infinies possibilités du digital, la curiosité fait face à plusieurs défis très contemporains. La « bulle de filtrage » est l’un des principaux ennemis du digital penseur ; il faut aujourd’hui savoir la quitter, la traverser pour trouver du nouveau. Le « stress du fomo » est devenu un véritable pathos moderne ; celui qui cherche doit aussi accepter ses limites sous peine d’épuisement – or, nous avons plus que jamais besoin de cerveaux non saturés pour prendre du recul. Savoir échapper à la dictature du old : cette nouvelle pratique qui consiste à humilier ses pairs pour un mème qui a plus d’une seconde de durée vie. Un Sloterdijk de 2016 ou Dans la disruption de Stiegler m’en disent largement autant sur notre société que le dernier YouTuber émergent…
Benoit Lozé, directeur du planning stratégique, Havas Paris
« Assumer ses lubies personnelles »
On attend souvent des planneurs une curiosité universelle et omnisciente. C’est une erreur. Pour que ce métier garde sa part d’inspiration sincère et ne devienne pas une duplication stérile du réel, il n’y a pas d’autre choix que d’assumer ses lubies personnelles. De rester fidèle à ses références et à ses goûts. De ne pas se laisser happer par l’obsession de la tendance, qu’elle soit formelle, sociale ou technologique. Il y a dans la culture, celle que chacun se fabrique au fil du temps, le matériau nécessaire à l’inspiration stratégique et créative.
Et dans l’histoire, le cinéma ou la peinture, les meilleures clés de compréhension sociale et marketing. Assumons une curiosité sélective. Les agences garderont une personnalité, une identité, un ton. Faisons partager notre subjectivité sans chercher à emprunter le costume pseudo-scientifique du sociologue maison. La curiosité est chose très personnelle. Assumons de la vivre ainsi.
Alexandre Martin, responsable du planning stratégique, Grey Paris
« Une insulte ou un culte ? »
Si je me réfère à mon enfance, très vite résonne en moi ce proverbe populaire, « la curiosité est un vilain défaut », presque une injonction à ne pas l’être. Or, aujourd’hui, pour moi et mes congénères, les planneurs stratégiques, il y a injonction à être curieux. La curiosité, qualité indispensable, obligation voire prérequis pour évoluer dans un monde complexe. La curiosité est un désir de connaître, une envie d’apprendre renouvelée chaque jour. C’est ainsi que j’appréhende la curiosité, comme une attitude de survie permettant de transformer n’importe quel sujet en opportunité, où aucune thématique n’est alors perçue comme ennuyeuse. La curiosité est un sésame vers des univers toujours nouveaux et toujours plus passionnants les uns que les autres. Selon moi, elle correspond donc à laisser l’enfant curieux que j’étais s’exprimer, pour tenter de toujours mieux comprendre le monde qui m’entoure. Une soif de connaissance qui m’exalte et qui est une quête sans fin. Avec la curiosité, tout devient source d’inspiration, elle me permet de repousser mes limites et de toujours chercher à être ouvert à l’autre.
Shadi Razavi, planneur stratégique senior, McCann Paris
« Curiosity killed the cat. Curiosity brought it back* »
Quand j’étais petite, on me répétait souvent : « Curiosity killed the cat* », avant de se rattraper avec un : « Curiosity brought it back* ». Souvent traitée de vilain défaut par des parents débordés, la curiosité serait plutôt une ressource vitale ; une ressource qui pousse à l’instinct de conservation et qui a permis la survie de l’espèce. Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, avec tous les basculements et les révolutions qui ont façonné les dernières générations, en est la preuve. Enfantées par une soif de curiosité, les innovations du monde moderne semblent pourtant l’avoir érodée. La curiosité se trouve désormais déclassée au profit de hard skills ; le quotient intellectuel a pris le dessus sur le quotient de curiosité, alors qu’on pourrait soutenir que le premier découle du second. Le chat proverbial de mon enfance semble en effet avoir accusé quelques coups. Pourtant, il n’aura jamais été aussi important de parfaire ses soft skills comme la curiosité, l’imagination et la créativité pour repenser et inventer les outils et méthodes capables de résoudre les problèmes et enjeux d’aujourd’hui et de demain.
*La curiosité tua le chat, sa curiosité lui redonna vie.
Éric Tobianah, directeur planning stratégique, Makheia
« Un voyage dont on ne revient qu’avec d’autres questions »
Pour moi, la curiosité c’est réveiller l’enfant qu’on a été, explorer avec ses yeux et son appétit de savoirs les grandes et les petites choses de la vie. Un regard sans limites, sans influences, sans concession, sans certitude. La curiosité c’est un voyage dont on ne revient qu’avec d’autres questions, un horizon qui nous échappe, mais qu’on ne peut s’empêcher de vouloir atteindre. Ce qui éveille ma curiosité : tous les voyages, toutes les cultures, tout ce qui est autre. Et tout particulièrement les marchés… celui de la Boqueria à Barcelone, le Borough Market de Londres, le souk d’Edfou en Égypte, les saveurs et odeurs du marché culinaire de Nishiki à Kyoto !
Article publié dans la revue INfluencia sur la curiosité. Découvrez sa version digitale