14 octobre 2018

Temps de lecture : 11 min

« La publicité met en scène et en sens le monde »

Page de pub. Il y a ceux qui éructent et quittent la pièce, ceux qui montent le son et jubilent, et celle qui prend des notes. Nous sommes devant la télé avec Valérie Sacriste, qui étudie les phénomènes de communication de masse, et la question de la publicité dans l’espace de la modernité.

Page de pub. Il y a ceux qui éructent et quittent la pièce, ceux qui montent le son et jubilent, et celle qui prend des notes. Nous sommes devant la télé avec Valérie Sacriste, qui étudie les phénomènes de communication de masse, et la question de la publicité dans l’espace de la modernité.

À travers la pub, c’est aussi l’évolution de notre rapport aux objets qui intéresse Valérie Sacriste. Elles est entre autres associée au laboratoire du CNRS Communication Politique (créé par Dominique Wolton), et maître de conférences à la Sorbonne. Cours magistral…

INfluencia : pourquoi la pub française a-t-elle mis autant de temps à apparaitre à la télévision ?

Valérie Sacriste : la France a en effet tardé à introduire la publicité de marque sur ces écrans-là puisqu’il faut attendre octobre 1968 pour voir les premiers spots sur la première chaîne de l’ORTF. Jusqu’à cette date, il n’y avait que de la « publicité compensée », c’est-à-dire de la publicité collective ou d’intérêt général. Les spots vantaient alors les petits-pois, les artichauts de Bretagne, les œufs frais, les stylos à bille, le prêt-à- porter, les services du Crédit Agricole, du Crédit Foncier, etc. Pourquoi ce retard ? Ou plus exactement : pourquoi la France autorise-t-elle très vite la publicité compensée et non pas la publicité de marque, comme dans les autres pays européens? En fait, pour le comprendre, il faut remonter aux lendemains de la guerre. La télévision est en France instituée par l’ordonnance du 23 mars 1945 comme monopole d’État; elle est ainsi (comme la radio) publique, et comme telle interdite de publicité. Elle est à cette époque techniquement encore peu au point, son taux d’équipement est faible et ses programmes rares et contrôlés. Elle vit alors des (maigres) dotations de l’État et, à partir de 1949, des ressources (peu conséquentes) de la redevance. Pour se développer, elle doit donc trouver une manne financière.

La publicité apparaît alors à certains politiques comme une opportunité, et d’autant plus que les publicitaires ainsi que les entreprises (et notamment étrangères) font alors pression. La question de l’introduction de la publicité à la TV est portée au parlement en 1951, elle sera rejetée par les parlementaires au nom du fait que la TV est un instrument d’État au service de la nation et donc des intérêts de la France. Ils craignent alors que la publicité des marques compromette la qua- lité culturelle des programmes en imposant une logique de l’audimat qui favorisera à terme les intérêts privés (et en plus pas toujours des entreprises françaises) versus les intérêts nationaux. Les parlementaires ne sont d’ailleurs pas les seuls à s’y opposer. La presse condamne aussi l’introduction de la publicité télévisée comme comme elle l’avait fait avant-guerre pour la publicité radiophonique par crainte de voir une partie de ses ressources publicitaires détournée au profit du nouveau média publicitaire.

IN : et l’autorisation viendra…

V.S. : quelques années plus tard, la question sera à nouveau portée au parlement. La France acceptera alors en 1959 l’introduction de la publicité, mais compensée. Elle fera ainsi preuve d’originalité en s’écartant des modèles de ses homologues européens, refusant d’une part un système télévisuel concurrentiel (comme chez les Anglais) avec la création d’une chaîne privée payée par la publicité et une chaîne publique financée par la redevance, et d’autre part un système télévisuel monopolistique, mais financé entièrement par la publicité (comme en Italie). À l’encontre donc de ces deux modèles, elle inventera (comme toujours) une troisième voie en gardant un système audiovisuel monopolistique, mais doublement financé par la publicité et la redevance. Or, de fait, la publicité compensée est bien de la publicité. Et d’autant plus pour des produits qui à l’époque étaient en situation de monopole comme la chicorée, le verre, l’aluminium, les stylos billes. Mais elle est alors promue et dénommée par l’État comme étant de la « propagande collective d’intérêt général ». Neuf ans plus tard, malgré nombre de polémiques et pétitions, la publicité commerciale investira le petit écran, d’abord sur la première chaîne (1968), puis sur la deuxième (1971), et beaucoup plus tard sur la troisième (1983).

L’ouverture du marché commun en 1968 rend la publicité télévisée inéluctable compte tenu des modèles télévisuels des autres pays et des pratiques des annonceurs. Elle sera toutefois strictement réglementée et limitée en nombre, en temps, dans ses emplacements et dans les produits ou secteurs qu’elle peut promouvoir. Ainsi seront interdits la margarine (pour ne pas mettre en péril le bon beurre français), la lingerie (pour une question de pudeur), les bijoux (pour ne pas attiser les envies des femmes et mettre à mal les petits maris démunis), mais aussi les disques et les livres, etc. en vertu de la protection de la diversité culturelle et des intérêts de la presse. Cette restriction peut faire sourire… il n’empêche, elle exprime avec la publicité compensée l’esprit français à l’égard de la communication publicitaire.

Car si les Français ne sont pas publiphobes, ils ont toutefois toujours manifesté une méfiance envers la publicité (plus exactement un certain type de communication publicitaire : la publicité mécaniste, répétitive, abrutissante… à l’opposé de la publicité humoristique et esthétique). Cette méfiance envers la production publicitaire en France n’est pas sans relation avec l’imprégnation des valeurs catholiques, comme l’a souligné l’historien des médias Marc Martin*. Mais elle tient aussi aux valeurs républicaines et aux représentations de la culture. Aux yeux de la religion catholique, la publicité est pécheresse, car elle incite à la tentation, au luxe, à la luxure. Au regard des principes de la République, elle est immorale puisqu’elle appelle les individus à se détourner des intérêts de l’espace public pour leur petit bonheur privé, elle vise le recul critique et la libre conscience, demeure antidémocratique en vantant des marques porteuses de distinctions, de frustration, d’inégalités. Enfin, aux yeux de la culture française, son expression est comprise comme vulgaire et avilissante, car elle est une culture de masse, une anti-culture au sens esthético-élitiste, c’est-à-dire le contraire d’une culture de la connaissance portée par les philosophes des Lumières.

Ce faisant, il n’est donc pas étonnant que la cohabitation entre la télévision et la publicité ait tou- jours été considérée comme un problème. L’image d’une télévision d’État qui doit incarner la nation ne coïncidait pas vraiment avec l’image d’une publicité perçue comme une aversion de la morale catholique, républicaine, et de la culture française. On comprend aussi pourquoi la solution à la pauvreté télévisuelle se soit résolue à la fin des années 1950 dans l’introduction de la publicité compensée. Ne vantant pas des marques, mais des produits collectifs, cette dernière appelait à promouvoir une éthique économique collectiviste et à porter à travers la promotion du bon beurre et du beau prêt- à-porter français une identité culturelle nationale, et ceci sans mettre à mal les PME ou les petits producteurs. C’est aussi en vertu de ces représentations que l’on peut comprendre pourquoi, depuis le début de l’histoire de la publicité télévisée, les controverses ont essentiellement concerné l’impact de la publicité sur la qualité et l’intégrité de la programmation et de l’information.

Partant d’une conception restrictive et élitiste de la culture, l’élite politique a investi la télévision d’une mission culturelle et morale à l’aune de l’école de la République. Il lui a semblé de son devoir d’éduquer le public par la télé et de promouvoir à travers elle une culture normée et savante (c’est-à-dire celle de l’élite) autant que d’asseoir l’information sur celle de l’État. Bref, pour toutes ces raisons, la publicité télévisée a eu du mal à s’imposer en France et reste encore aujourd’hui un objet de polémique sur les chaînes publiques.

IN : la pub traduit-elle la réalité sociale, ou au contraire la suit-elle ?

V.S. : en fait, on l’oublie souvent, mais la publicité est une matrice de narration qui à l’instar du roman, des fictions… délivre (avec les spécificités, les enjeux et les contraintes de son genre) un récit sur la société. Elle n’est donc pas le pur reflet de la réalité, mais un traducteur de son imaginaire, c’est-à-dire qu’elle met en scène et en sens le monde, les individus, les objets, les marques dans la vie quotidienne. De fait, elle peut être créative, imaginative. Il n’empêche : elle n’invente pas le monde qu’elle raconte. Elle puise ses images, ses mots, ses storytellings, ses personnages dans le répertoire socioculturel d’une société, ne créant pas ses représentations ex nihilo, les reproduisant (consciemment ou non) à partir de ce qui se vit, se ressent, s’expérimente dans la vie.

En ce sens, pour reprendre Erving Goffman [sociologue, linguiste et joueur de poker américain du 20e siècle, ndlr], la publicité est une hyper-ritualisation de la réalité; c’est un amplificateur social et culturel. C’est pourquoi elle n’est ni en avance, ni en retard sur la société. C’est en fait un caméléon ; elle adapte et cale son récit à une époque, à une société, mais aussi à la cible qu’elle vise. Ainsi, on peut retrouver des publicités développant des récits très conservateurs et d’autres plus novateurs puisqu’elle traduit les diverses expériences du monde des individus qu’elle vise et ceci pour bien les persuader d’acheter. C’est d’ailleurs pourquoi elle constitue un formidable instrument pour étudier l’imaginaire d’une société ou d’une époque dans ses constances comme dans ses changements. À titre d’exemple, on peut observer que depuis les années 1990, elle exalte moins des objets signes de distinctions sociales, de standing, que des objets ou des services symboles de singularité. Renault lance ainsi en 1992 la Twingo avec ce slogan : « À vous d’inventer la vie qui va avec ». Citroën invite avec sa C3 Pluriel à sortir des rangs et à confectionner soi-même sa voiture. McDo clame : « Venez comme vous êtes ». Meetic rassure en chuchotant « qu’on vous aimera pour vos imperfections ».

Autant de publicités qui soulignent d’une certaine manière que le rapport aux objets a changé. Les individus cherchent désormais des produits qui expriment ce que l’on est dans notre personnalité et non pas ce que l’on représente socialement et idéalement. On cherche aussi des objets qui s’adaptent à nous, nous simplifient la vie et non des produits qui nous imposent leur logique de fonctionnement et d’innovation, et nous compliquent encore plus notre petit quotidien déjà bien lourd à supporter. C’est ce que nous démontrons avec les étudiants du master CESSA de l’université Paris-Descartes dans le livre Nos vies, nos objets. Enquêtes sur la vie quotidienne**. Et là, j’avoue que je suis surprise que certaines marques n’aient pas encore enregistré cette aspiration à la simplicité des produits que l’on retrouve chez de nombreux individus.

IN : les campagnes publicitaires sont-elles capables d’amener des changements massifs d’opinion d’attitude, d’action ?

V.S. : la publicité est une technique de communication de masse persuasive et factitive. Son discours vise donc bien à influencer les consommateurs qu’elle cible en les poussant à acheter. A-t-elle pour autant des effets sur le consommateur ? Indéniablement, elle les influence et notamment dans la connaissance d’un nouveau produit, le choix des marques ou encore des produits en promotion, etc. Mais comme le montrent toutes les enquêtes scientifiques à ce sujet, ses effets sont limités et indirects. Ils sont donc moins puissants qu’on aime à le croire, et surtout beaucoup moins que « le bouche à oreille » qui, avec Internet, a pris une ampleur incommensurable.

Il ne faut toutefois pas oublier que si la publicité a des effets limités sur la vente des produits, sans publicité dans notre société actuelle, un produit est voué à une certaine anonymisation. Mais en même temps, et les publicitaires le savent : «trop de pub tue la pub », d’autant plus dans notre espace communicationnel actuel qui est saturé et saturant pour les individus. On est aujourd’hui dans une société de sollicitations continuelles : ce sont les actualités en continu, les mails, les posts sur les réseaux sociaux, les SMS, les tweets, le téléphone, etc. Du coup, le défi est là pour les publicitaires : arriver à interpeller sa cible, sans qu’elle ait le sentiment d’être agressée encore par des messages de sollicitations…

IN : puisque les individus sont si critiques, pourquoi continuent-ils d’acheter ce dont ils n’ont pas besoin ?

V.S. : nos rapports aux objets et aux marques sont en effet intrigants. On ne cesse de critiquer la consommation et ses effets néfastes sur la société, sur soi, les autres… mais en même temps on n’a jamais autant produit, consommé et eu en volume autant d’objets. Pourquoi? En fait, les sociologues apportent de nombreuses et différentes réponses selon leur courant, mais aussi leur angle d’observation. Pour les sociologues critiques, nous consommons des objets (et toujours plus) en raison de la logique capitaliste. Pour les sociologues fonctionnalistes, nous consommons des objets pour nous identifier, nous lier, nous intégrer à la société. La consommation est ainsi analysée (pour être succincte et ici caricaturale) toujours en tension entre l’aliénation et l’intégration. Or, c’est indéniable : le système économique nous pousse bien à acheter des produits ou à les renouveler, ne serait-ce qu’en raison de leur obsolescence technique ou symbolique. De même, on pourra difficilement nier qu’il y a une injonction sociale à avoir aujourd’hui un téléphone portable et un ordinateur. Il n’y a plus de cabine téléphonique, on doit très souvent s’identifier par son numéro de portable; on doit remplir ses impôts en ligne, on ne peut accéder à certains services qu’en passant par l’Internet, etc. En même temps, les produits sont aussi porteurs d’émancipation (des femmes et des jeunes notamment). Pen- sons à la machine à laver, aux tampons hygiéniques, à la voiture, au scooter, à la mobylette, sans oublier les produits culturels (les romans, les séries, la musique, etc.).

Comment oublier aussi que les produits et certaines marques sont des vecteurs de réassurance, de simplification, d’hédonisme, d’identifications sociales ou personnelles, et de singularisation ? Donc, si nous consommons encore et toujours plus de produits, c’est parce que les objets sont devenus des instruments incontournables de notre vie. Ils le sont certes parce que la logique du système socioéconomique nous pousse à en avoir, mais ils le sont aussi parce que le quotidien dans la modernité contemporaine est devenu de plus en plus contraignant, lourd de tensions et de contradictions.

Aujourd’hui, on demande en effet aux individus d’être autonomes, performants, responsables, et de surcroît réactifs en temps et en heure, d’être en forme, zen, beaux et singuliers. Du coup, comment gérer toutes ces injonctions sociales et du reste parfois contradictoires? Comment en effet être ici et là en même temps ? Vieillir tout en restant jeune ? Être jeune tout étant mature ? Être un homme viril sans être un macho, un père autoritaire et aimant ? Comment être une femme, active, épouse, mère, maîtresse, simultanément? Ne pas être trop gros sans être maigre? Être actif, réactif, performant, ne jamais s’arrêter tout en restant zen, maîtriser le temps pressé, pressant sans être oppressé? Et cetera. Comment? Mon hypothèse est que les objets sont des supports existentiels au sens où ils nous aident à faire face aux contraintes sociales et nous attachent à la vie. C’est pourquoi nous en consommons, ou plus exactement nous avons une tendance à les acheter, mais aussi à les garder, les lustrer, les personnaliser, les transformer, les léguer. Nous y tenons parce qu’ils nous tiennent.

Mais si les objets sont des moyens de vivre et de pallier nos inquiétudes existentielles et nos problèmes pragmatiques quotidiens, ils sont aussi des « complicateurs » de vie. Ils le sont parce qu’ils obligent à un apprentissage constant, à de multiples appropriations pour les faire siens, à en changer ou à les renouveler. Mais ils le sont aussi parce qu’ils sont sources de frustrations, d’addictions voire de dépendance. En clair, les objets sont à double face : ce sont des soutiens et des sources d’épreuves existentielles de notre quotidien.

*Trois siècles de publicité en France, éd. Odile Jacob, 1992. **Éd. Septentrion.

Illustrations par Etienne Delatour

Cet article a été tiré de la revue INfluencia n°25 : « Secouez-moi, secouez-moi : 50 ans de pub TV », à retrouver juste là.

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