Utilisé par 100 millions d’internautes dans le monde, Adblock Plus résume un ras-le-bol historique face à la pub en ligne. Pour Laura Dornheim, la première avocate du bloqueur publicitaire, elle a commencé mais est encore loin du compte. Rencontrée lors de l’African Digital Summit 2018 à Casablanca, elle explique pourquoi l’industrie de la pub doit faire sa mue…
C’est l’histoire du verre à moitié vide ou à moitié plein : chacun choisi d’être cynique et résigné ou plus naïf et enthousiaste. Depuis début 2018, Google Chrome, qui d’après StatCounter est utilisé pour afficher environ 56% des pages web, veut débarrasser la Toile des sites remplis de publicités ou dégradés par des pubs détestables. Annoncée par Ryan Schoen, chef de produit Google, l’intention est concrétisée par l’intégration dans Chrome d’un bloqueur publicitaire qui s’attaque aux pop-up, aux vidéos en lecture automatique avec du son, aux pages plein écran ainsi qu’aux pubs avec compte à rebours. Bref tout ce qui ne correspond pas aux standards de la Coalition for Better Ads, le groupement international auquel Google vient d’adhérer. Réponse sérieuse appropriée ou leurre hypocrite inutile ? » Cela peut d’abord faire sourire car ce filtre ne va bloquer que 1% des pubs. Mais c’est la preuve d’un changement en marche. Google est la première plateforme publicitaire sur le Web, donc cette autorégulation est un énorme pas en avant « , tranche Laura Dornheim, docteur en informatique et chargée de communication de la société allemande Eyeo, qui édite Adblock Plus, premier bloqueur publicitaire au monde.
D’après Deloitte, 31% des utilisateurs du web sollicitent un bloqueur de publicités dans le monde, ils sont même 45% concernant les millennials. Fin 2016, une étude de l’agence Fabernovel Data & Media » Adblock, enquête sur un détraqueur de performance digitale « , apportait son écot au débat sur les moyens de contourner l’Adblocking, qui finalement peut se révéler être un mal pour un bien pour l’industrie publicitaire. La pub n’a jamais eu une bonne image auprès du grand public. L’adblock rejette carrément aujourd’hui sa raison d’être, la faute au matraquage en ligne. L’industrie doit donc se réguler pour changer ses pratiques et montrer ses deux visages. Au printemps dernier, un projet participatif original sollicite cette remise en question. En octobre 2017, l’Office Hollandais des Fleurs transformait un adblock en bannière publicitaire originale, en l’occurrence un magnifique tableau floral artistique. » Chacun possède sa vision du web et c’est à nous de les aider à se rapprocher de cette idée qu’ils se font d’Internet. Adblock Plus est un outil de choix et de liberté « , estime Laura Dornheim. Avec Adblock Plus et Flattr, le service de micro-paiement en ligne, elle veut assainir la Toile. INfluencia l’a rencontrée lors de l’African Digital Summit 2018.
INfluencia : où est le juste milieu entre un nombre croissant d’utilisateurs d’Adblock et une certaine vision positive des bloqueurs publicitaires par l’industrie publicitaire, prônant du natif moins intrusif ?
Laura Dornheim : ce sont deux côtés de la même pièce. Je suis très heureuse que la pub ait enfin compris qu’elle devait changer quelque chose après avoir passé autant d’années à polluer la Toile. Le changement n’est pas encore visible partout et globalement les pubs en ligne restent dérangeantes. Mais au moins, il y a un débat d’ouvert, les professionnels se posent des questions. Il y a une prise de conscience, que nous voulons continuer de provoquer. Depuis le début, Adblock Plus promeut une solution du juste milieu car nous savons que la pub est importante pour soutenir le contenu en ligne et leurs éditeurs. Nous ne voulons surtout pas tuer, par exemple, le journalisme de qualité. Il doit y avoir des pubs qui permettent aux éditeurs de monétiser leurs contenus sans provoquer le rejet des internautes. Ils ne veulent plus de pop-up mais sont d’accord pour ne pas bloquer d’autres formats. Ce champ du consensus est plus grand qu’on ne le pense.
IN : la majorité des internautes ont donc conscience des problématiques publicitaires derrière la gratuité des contenus ?
L.D. : non pas la majorité. Mais beaucoup ont compris que si un contenu est gratuit, il doit y avoir une contrepartie en échange. Pour moi la pub contextuelle, qui s’inscrit dans l’univers de ce que l’internaute est en train de regarder est un bon exemple de ce qui peut marcher. Quand un algorithme augmente la pertinence du push, la pub est mieux acceptée. Si je dis cela, c’est parce que nous avons réalisé plusieurs recherches sérieuses sur ce que nos utilisateurs considèrent comme des pubs acceptables. Nous voulons éduquer l’industrie publicitaire pour qu’elle comprenne et accepte qu’elle peut faire les choses différemment. Nous ne sommes pas l’ennemi de la pub, nous voulons trouver un compromis.
IN : mais si dans dix ans Adblock Plus est perçu comme le filtre salvateur qui aura permis à la pub en ligne de faire sa mue pour continuer d’exister, n’aurez-vous pas échoué ?
L.D. : c’est crucial pour nous de travailler avec les utilisateurs en leur parlant, en les sondant. Ce n’est pas à nous de décider pour eux ce qu’ils aiment ou pas. Moi dans dix ans, je ne veux pas seulement que nous ayons fait le tri entre la mauvaise et la bonne pub, mais que les internautes comprennent comment le contenu est financé et décident s’ils veulent payer ou pas en toute connaissance de cause. Je le répète, nous voulons avant tout éduquer. Sur le long terme nous voulons changer le contenu monétisé en ligne et ça commence par l’élimination des mauvaises pubs. La deuxième étape est de faciliter la monétisation directe du contenu, pour que la pub ne soit pas la tierce personne sine qua non. L’utilisateur devra être capable très facilement de pouvoir payer un contenu en ligne, sans lourdeur ni engagement à moyen ou long terme. Dans un Internet idéal, il n’y aurait pas besoin d’Adblock Plus car il n’y aurait que des pubs de qualité, pertinentes ainsi que des moyens faciles et rapides de payer directement pour consommer un contenu.
IN : en quelque sorte, l’Adblocking sauve la pub en ligne de ses propres démons ?
L.D. : exactement. Aujourd’hui, les éditeurs touchent de moins en moins d’argent. » Le Guardian » a réalisé plusieurs études pour pointer du doigt ce phénomène. L’une d’elles a montré que sur sa plateforme en ligne, le média ne touchait que 20 à 30% maximum du montant dépensé par l’annonceur. Le reste est pour toutes les agences qui prennent leur part du gâteau. C’est bien la preuve que la pub en ligne est devenue cannibale. Elle est en train de se dévorer, sans servir ni l’utilisateur ni l’éditeur, mais seulement tous les intermédiaires qu’elle engrosse. La faute à l’appât du gain immédiat. C’est un cancer qui est en train de se développer, nous sommes là pour le guérir.
IN : pour terminer, imaginez que nous sommes en 2030, à quoi ressemble la pub en ligne ?
L.D. : dans mon scénario optimiste, il n’y a plus de publicité du tout, pas seulement en ligne. Cela peut être possible. Eyeo développe un programme, Flattr, qui permet d’intégrer un bouton de paiement dans son navigateur afin qu’il puisse donner directement un peu d’argent à chaque contenu consommé. Je crois en la solidarité, et ceux qui capables de payer pour leurs contenus peuvent permettre à ceux qui ne le peuvent pas d’éviter des pubs. Il y a assez de gens qui veulent de la qualité dans les contenus, que ce soit du journalisme ou autre, pour soutenir ce modèle. Si nous réussissons cela, Internet sera un espace bien plus sain qu’aujourd’hui.
Le milieu de la pub publié par INfluencia