29 juin 2022

Temps de lecture : 3 min

Primavera De Filippi : « Il y a toute une réflexion à mener sur ce qu’est la propriété virtuelle »

Chercheuse au CNRS et à Harvard, Primavera De Filippi s’intéresse de longue date aux possibilités ouvertes par la blockchain et les modes de gouvernance décentralisée. Alors que le métaverse devient de plus en plus concret, elle nous a partagé ses réflexions sur l’avenir de l’internet.
Influencia: chacun semble avoir sa propre définition du métaverse : quelle est la vôtre ?

Primavera De Filippi : effectivement, il n’y a pas vraiment de définition officielle. Ma proposition est la suivante : il s’agit d’un espace persistant (qui continue à exister même lorsque l’utilisateur n’est pas connecté), immersif (qui projette les participants dans une réalité partagée), interactif (qui se nourrit des contributions de chacun), et interconnecté (avec plusieurs mondes virtuels qui communiquent entre eux). A cela, j’ajoute une autre dimension discriminante, car beaucoup d’applications sur internet peuvent avoir ces quatre caractéristiques sans être pour autant des métaverses : la notion de spatialisation. Avec le métaverse, on réintroduit la notion de spatialité, avec la possibilité d’avoir des territoires, de se déplacer, de se situer et d’avoir des terrains. 

IN. : les NFTs et le Web3 sont souvent associés aux métaverses : en quoi ces technologies sont-elles liées ?

P. de F. : ce sont des notions bien distinctes, mais qui peuvent parfois se rencontrer. Le Web3, c’est une interface dans laquelle l’infrastructure sous-jacente est une blockchain, dans laquelle sont utilisés des NFTs. Certains métaverses reposent sur des blockchains, mais on peut très bien avoir des métaverses sans NFT.

Avec le Web3, on a la possibilité de détenir des ressources numériques qui nous appartiennent réellement. Cela fonctionne techniquement, mais ce n’est pas encore reconnu juridiquement.

IN. : avec votre regard de juriste, spécialiste de la propriété intellectuelle, quelles sont les nouvelles possibilités offertes par ces technologies ?

P. de F. : d’un point de vue de la propriété intellectuelle, je ne pense pas que le Web3 soit très différent de l’internet classique. Mais il ouvre de nouvelles questions, autour de la notion de propriété “non intellectuelle”. Est-ce qu’on peut reconnaître un droit de propriété qui ne soit pas sur le contenu ? Jusqu’à présent, on pouvait acheter des terrains et des accessoires dans les jeux et les mondes virtuels, mais on ne les possédait pas vraiment : l’opérateur de ces espaces pouvait nous exproprier à tout moment. A l’inverse, avec le Web3, on a la possibilité de détenir des ressources numériques qui nous appartiennent réellement. Cela fonctionne techniquement, mais ce n’est pas encore reconnu juridiquement. 

Par exemple, si j’achète un sac pour mon avatar, qu’est-ce que j’achète réellement ? Dans le monde physique, quand j’achète un livre, j’achète la propriété physique du livre, pas les droits sur le contenu. Sur internet, si j’achète un PDF, j’achète une licence pour reproduire et visualiser le document, mais je n’ai pas un droit de propriété sur le contenu. Alors que dans le métaverse, on veut parler de propriété : il y a toute une réflexion à mener sur ce qu’est cette propriété virtuelle et quel est le cadre dans lequel on peut l’intégrer, pour que la propriété technique fournie par la blockchain soit reconnue d’un point de vue juridique.

Si dans le métaverse on s’habitue à faire preuve de flexibilité par rapport à l’identité, peut-être que cela va nous conduire à donner moins d’importance à l’âge, à l’ethnicité ou au genre dans le monde physique.

IN.: récemment, lors de la conférence USI, vous expliquiez que le métaverse pouvait aussi bien s’avérer une solution à la crise climatique qu’un amplificateur… 

P. de F. : est-ce que le métavers peut-être une réponse – en tout cas partielle – à cette crise, en redirigeant notre consommation sur des objets numériques plutôt que physiques ? Est-ce que ces technologies peuvent résoudre – ou à minima alléger – les problèmes qu’on a d’un point de vue écologique et économique ? Ce sont malheureusement des questions pour lesquelles je n’ai pas trouvé de réponse… Il n’y a pas d’étude qui permette de savoir si les coûts énergétiques du métavers sont justifiables par rapport à une réduction de l’empreinte écologique qu’il permettrait. Il y a tellement de variables… Si on se déplace moins, on utilise moins d’énergie. Si on consomme moins d’objets physiques, il y a moins de coûts de production et de distribution. Mais il y a aussi tous les coûts liés à l’infrastructure du métavers : il est difficile de savoir si l’un est supérieur à l’autre.

IN. : on commence aussi à parler des effets du métaverse dans le monde réel…

P. de F. : imaginer l’impact du métaverse dans le monde réel, c’est encore un peu tôt… mais on commence à entendre des discours autour du “post-métaverse”, sur comment le monde va s’adapter. Si on regarde en arrière, l’Internet a contribué à nous rendre beaucoup plus ouverts. Il a facilité les collaborations avec des gens qu’on ne connaît pas. Avant la démocratisation d’Internet, Uber, Airbnb, Blablacar auraient été des concepts bizarres. Les formes de collaboration en ligne nous ont permis de mieux collaborer dans le monde réel. 

Dans le métavers, les gens avec qui on interagit n’ont pas forcément toujours la même identité. On peut changer d’apparence, de genre, devenir un animal… Tous ces attributs qui dans le monde réel sont immuables deviennent modifiables. Si dans le métaverse on s’habitue à faire preuve de flexibilité par rapport à l’identité, peut-être que cela va nous conduire à donner moins d’importance à l’âge, à l’ethnicité ou au genre dans le monde physique.

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