24 juin 2024

Temps de lecture : 5 min

Pouvoir d’achat des Français : entre frustration et colère

Tiraillés entre la stagnation de leur revenu impacté par l’inflation, un “reste à vivre” après les dépenses impondérables de plus en plus menu et une identité se définissant de plus en plus par leur consommation numérique, les Français angoissent. Leur pouvoir d’achat les préoccupe et occupe désormais la troisième place des sujets médiatisés. Une manière supplémentaire de l’aiguiser. Un article extrait du livre blanc "Médiascopie d'un pays" en collaboration avec le SIG.

Peur d’affronter « la fin du mois » plutôt que « la fin du monde ». Honte d’acheter de la fast fashion, de rouler au diesel ou de ne pouvoir offrir aux enfants des produits arborant les bonnes étiquettes, du Nutri-Score A aux « marques » des copains. Sentiment de déclassement lorsque dîner au restaurant en bas de la rue, aller deux fois par mois au cinéma ou conjuguer deux abonnements à des chaînes de streaming met en danger le budget familial… Dans leur grande majorité les Français éprouvent un mélange de frustration et de colère face à l’évolution de leur pouvoir d’achat.

Ceci explique-t-il cela ? Avec 35 996 Unités de Bruit Médiatique (UBM), la thématique du pouvoir d’achat se classe en 3e place des UBM. Trois fois par jour, en moyenne, les Français sont exposés au sujet, de manière anxiogène… Ce qui relaye et entretient tout à la fois une angoisse bien réelle. La France a peur pour son pouvoir d’achat.

En octobre 2023, l’enquête « Les Fractures Françaises 2023 : tableau d’une France en colère »1 confirmait en effet que 46 % des Français « avaient des difficultés en termes de pouvoir d’achat », cette préoccupation devançant la protection de l’environnement (30 %) et l’avenir du système social (24 %).

 

Pour l’Ifop, qui interprète les revendications des Français, faire de l’inflation une priorité de l’action gouvernementale est une nécessité.

 

Les candidats du pouvoir d’achat

La lutte pour le pouvoir d’achat n’a rien d’inédit. Elle traverse même l’histoire française tout au long des siècles. Depuis les révoltes successives contre la gabelle, un impôt sur le sel perçu par l’État qui remonte au Moyen Âge qui provoqua le soulèvement dit des Pitauds en Provence en 1548, ou des Bonnets Rouges en 1675 contre la taxe sur le papier timbré, jusqu’aux mauvaises récoltes de blé au début de l’été 1789 qui entraînèrent une hausse du prix du pain et, in fine, la Révolution française. Plus récemment, en 2007, c’est en tant que « candidat du pouvoir d’achat » que Nicolas Sarkozy se présenta aux électeurs. Après avoir été au cœur de la campagne présidentielle de 2022, la thématique a débouché sur une campagne étatique – « Contre la hausse des prix, l’État agit » – diffusée en août 2022, destinée à démontrer la détermination du Gouvernement à s’attaquer à la crise inflationniste. Enfin, on se souvient que c’est l’augmentation du prix du diesel qui a provoqué, le 17 novembre 2018 au matin, la convergence de centaines de milliers de personnes vêtues de gilets jaunes vers 2 000 points de rassemblement. En 2022 paraissait alors la Charte pour le Pouvoir d’achat, thème qui avait dominé la campagne présidentielle.

 

2024 : l’économie française vient de vivre quatre années éprouvantes, ponctuées par deux crises majeures, la Covid et le choc inflationniste. Entre mi-2021 et 2023, l’indice des prix à la consommation a crû de plus de 11 %. L’énergie a enregistré une hausse de ses tarifs de 36 % et l’alimentaire de 21 %, alors que ces deux postes représentent environ un quart de la consommation totale des ménages, selon les travaux de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). « D’où ce sentiment d’appauvrissement, voire de déclassement, lorsque le “vouloir d’achat” progresse plus vite que le “pouvoir d’achat”, commente Philippe Moati. De façon plus générale, il est très difficile de faire “tenir” une société devenue experte dans la stimulation du désir de consommer chez ceux qui n’en ont pas les moyens. » D’où, aussi, le tableau que dresse l’analyste politique Jérôme Fourquet dans La France sous nos yeux 2, où il évoque la fragmentation « des classes moyennes écartelées entre le désarrimage d’une partie de leurs troupes […] et l’envolée de leurs franges supérieures, dont le standing de consommation s’éloigne de l’expérience commune, mettant à mal la moyennisation célébrée dans les années 1980 ».

 

La colère monte, le volume médiatique suit ?

« La colère monte, car nous sommes biberonnés au bien-être et à une consommation toujours croissante, intervient le philosophe Gilles Lipovetsky. L’ethos s’est diffusé dans les mentalités tout au long des Trente Glorieuses, période de croissance quasi ininterrompue, et se poursuit alors que nous vivons une quasi-stagnation du pouvoir d’achat et une crise inflationniste. D’où ce sentiment de colère, car il semble acquis que l’on puisse accéder à une satisfaction immédiate et complète de toutes nos envies. »

Au 4e trimestre 2023, le Revenu Disponible Brut (RDB) a crû de 1 % et le pouvoir d’achat du RDB de 0,7 % selon l’Insee. De son côté, l’Insti- tut d’études économiques privé Rexcode évoque « une hausse de 2,3 % du pouvoir d’achat et de 0,7 % du salaire net », selon Denis Ferrand, son directeur général. En clair, en fonction des modes de calcul, une quasi-stagnation, voire une très légère hausse de la capacité à consommer. Cela suffit-il à justifier le sentiment de colère, de frustration et de mécontentement que traduisent les médias et les fameuses UBM ? Secrétaire général de la fondation Jean-Jaurès, Gilles Finchelstein avance un autre type d’explication : « Le déclencheur de ces revendications est à trouver dans la baisse du taux de chômage, à 7,5 % de la population. Quand ce taux atteint 10 %, les revendications personnelles sont beaucoup plus faibles. C’est lorsqu’il baisse que les gens s’autorisent à penser à leur vie. Or, aujourd’hui, avec l’augmentation des dépenses contraintes, cette vie est encore plus difficile. Une enquête de l’IFOP a révélé que le 10 du mois, 33 % des Français n’ont plus que 100 euros devant eux. »

Quelques mois plus tard, l’institut de sondage, sollicité par la revue Fiducial et Sud Radio, interprétait de façon très claire les revendications des Français en la matière, en particulier pour les proches de la majorité présidentielle, quasi unanimes (97 %) : faire de l’inflation une priorité de l’action gouvernementale est une nécessité.

 

La grande distribution, l’inflation et la communication

Suivant l’inflation, les investissements publicitaires de la grande distribution se sont envolés de 17,6 % entre janvier et juillet 2023 par rapport à la même période de 2022. Au cours des quatre dernières années, le budget « com » de Lidl a augmenté de 35 %, celui d’Intermarché de 33 %, celui de Leclerc de 17 % et celui de Carrefour de 15 %. Les quatre enseignes figurant toutes au top 5 des annonceurs aux plus forts investissements médias d’après les données de Kantar. Tout au long de l’année, les patrons de la grande distribution, bien décidés à se positionner en grands défenseurs de notre pouvoir d’achat, se sont invités sur tous les plateaux de télévision. « Défendre tout ce qui compte pour vous » est d’ailleurs la promesse de Leclerc depuis 2019 (ag. BETC), qui « ajoute à ces dépenses publicitaires une présence très régulière dans les médias, où Michel- Édouard Leclerc, fin communicant, “bon client”, “pédagogue qui utilise un langage compris par tout le monde”, s’impose comme un incontournable des émissions à grande audience », observait la journaliste du média spécialisé LSA Magali Picard interrogée par l’AFP.

Au-delà de cette pression médiatique, c’est d’ailleurs le fond des messages qui reste le meilleur indicateur de l’empreinte que laisse 2023 dans le paysage publicitaire. Intermarché qui nous vantait « L’amour, l’amour » au coin de la caisse en 2017 a préféré insister en janvier sur « Le meilleur du quotidien au meilleur prix », avant de terminer l’année en signant, sobrement, « La vie ne devrait pas coûter aussi cher» (ag. Romance). Pour Lidl, « Les prix sont les mêmes partout, même en vacances », précisait le film lancé en juillet 2023 (ag. Marcel), tandis que Carrefour promettait « Un Noël extra à prix ordinaire » après avoir promu « Des pâtes de champion à prix champion », continuant sur la lignée de son défi anti-inflation lancé en 2022 (ag. Publicis Conseil). Un parti pris a priori incontournable pour s’assurer les faveurs des Français, à tout prix.

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