Traverser notre quotidien et récolter ces petits événements qui n’ont d’intérêt que l’épaisseur de leur mystère… Tant qu’il dure. Se faire l’apologiste de la fascination dans une mise en abyme littérale de la curiosité. Se mettre en condition : comment voir la vie d’un œil neuf sans passer six mois dans un monastère en Mongolie (*). Prière d’ouvrir les yeux.
C’est l’un des plus grands créateurs d’histoires de notre temps. Il est à l’origine de séries comme Alias, Lost, Fringe ou Person of Interest. Il réalise des films à succès tels que Mission Impossible 3, Star Trek ou l’épisode VII de Star Wars. Il s’appelle J.J. Abrams, et il est sur scène lors d’une conférence Ted, à côté d’une boîte sur laquelle est dessiné un gros point d’interrogation.
Cette boîte, qu’il a achetée quand il était enfant, contient pour 15 $ de tours de magie. Il l’a emportée partout avec lui pendant plusieurs décennies et ne l’a jamais ouverte. Pourquoi ? Parce qu’il comprend le plaisir que nous tirons du mystère. Il sait que le contenu de la boîte sera nécessairement moins intéressant que l’idée qu’il s’en fait.
La sensation du potentiel
Nous sommes attirés par le mystère. Nous avons besoin de savoir. Ce que nous ignorons sera toujours plus fascinant que ce que nous savons. C’est la raison pour laquelle ce texte commence par une question : vous auriez été beaucoup moins intéressé s’il avait commencé par la réponse. C’est ce que résume Abrams : « […] Ce que j’adore dans cette boîte, comme dans tout ce que je fais, c’est cette sensation de potentiel. La réalisation que le mystère est le catalyseur de l’imagination […] Et j’ai alors pensé à Lost, et à nos autres créations, et j’ai réalisé, oh mon Dieu, que tout ce que je fais ressemble à cette boîte pleine de mystères. »
On comprend en effet mieux pourquoi les créations d’Abrams ont pu nous fasciner autant : il sait à la perfection poser des questions qui nous intriguent. Ainsi, la série Lost multiplie les « boîtes à mystère » : pourquoi un des héros croise-t-il sans cesse la série de chiffres 4, 8, 15, 16, 23 et 42 ? Quelles expériences menaient réellement les scientifiques de la DHARMA Initiative ? Pourquoi les héros n’échappent-ils jamais à leur destin ? Qu’est réellement l’île ? Si la série tenait si bien ses fans en haleine, ce n’était pas par ses révélations, c’est au contraire parce que chaque nouvelle découverte menait vers un nouveau mystère, encore plus insondable.
Pourquoi un procédé aussi simple nous fascine-t-il autant ? George Loewenstein l’a expliqué par une étonnante proposition sur la psychologie de la curiosité. Selon lui, la curiosité a une origine très simple : pour devenir curieux, il suffit que nous découvrions une brèche dans ce que croyons savoir. Cette brèche fait à notre esprit l’effet d’une piqûre de moustique : nous cherchons à combler la faille, parce que cela nous démange de ne pas savoir. La curiosité ne vient pas de la découverte, mais du désir de combler le manque. C’est sans doute la raison pour laquelle nous regardons certains navets jusqu’à la fin : même s’ils ne nous intéressent pas, nous ressentons le besoin d’avoir l’information qui nous manque.
Ses conclusions furent validées par Colin Camerer et consorts dans une série d’expériences étudiant l’effet de différentes questions sur le cerveau grâce à une IRM (The Hunger for Knowledge: Neural Correlates of Curiosity). Cette étude montra que les questions qui intriguaient les sujets excitaient la zone du cerveau associée au plaisir. Insistons : ce qui excitait cette zone liée au plaisir, c’étaient les questions, pas les réponses. L’étude montra également que notre curiosité suit une courbe en « U » inversé : il faut que nous en sachions suffisamment sur le domaine pour que la question nous intéresse, mais suffisamment peu sur la réponse pour que notre curiosité soit piquée.
C’est pourquoi ce texte commence par une question. Il applique un principe simple que vous aussi pouvez utiliser si vous désirez intéresser votre entourage : avant de chercher à lui donner des informations, commencez d’abord par créer le manque. Mettez les gens en déséquilibre en posant une question dont ils ignorent la réponse, mais dont ils ont le sentiment qu’elle est à leur portée. C’est la raison pour laquelle les énigmes nous captivent : nous adorons les questions dont nous ne connaissons pas la réponse tout en croyant pouvoir la deviner. Il faut que la réponse nous soit inconnue, mais que la question ne nous soit pas étrangère. Bref, ce n’est pas la connaissance qui nous intéresse, c’est le point d’interrogation qui nous excite.
La chatouille et le frisson
Les humains adorent les points d’interrogation. Nous voyons ce mécanisme à l’œuvre partout. La magie nous intéresse tant que nous ne comprenons pas le tour (et le secret du tour, une fois révélé, est souvent décevant). Les romans policiers nous gardent en haleine parce que nous ne savons pas qui est le meurtrier. Les thrillers parce que nous ne savons pas comment le héros va s’en sortir. Le sport parce que nous ne savons pas qui va gagner. Les mots croisés et le sudoku parce que nous cherchons à deviner la réponse. La technologie parce que nous ne comprenons pas comment elle marche. Les théories du complot parce qu’on nous cache quelque chose. Dès que nous avons la réponse, nous cessons d’être fascinés.
Ce mécanisme est à l’œuvre dans des quêtes plus nobles, comme la science. Pourquoi les pingouins n’ont-ils pas froid aux pieds ? En quelle matière sont faits les anneaux de Saturne ? Pourquoi conduit-on à droite en France et à gauche en Angleterre ? Pourquoi les Esquimaux s’embrassent-ils sur le nez ? Il y a quelques secondes vous ne vous intéressiez probablement ni à la biologie, ni à l’astronomie, ni à l’histoire des transports, et encore moins aux us et coutumes des Esquimaux. Mais l’une de ces questions n’a-t-elle pas chatouillé votre envie de savoir ? Tous les grands scientifiques sont fascinés par les questions. Ainsi, Einstein écrivait dans une lettre à Carl Seelig : « Je n’ai pas de talents particuliers. Je suis juste passionnément curieux. » Plus que les autres peut-être, ils sont captivés, fascinés par les mystères. La grande différence étant évidemment que les réponses aux questions qu’ils se posent ont des applications plus importantes qu’une grille de sudoku (et qu’elles prennent plus de temps à résoudre). Mais dans les deux cas, ils s’intéressent moins à la réponse qu’à la question. L’excitation de l’inconnu.
Finalement, il y a plus en commun entre le sexe et la science que nous aurions pu le croire. Pour le sexe, c’est évident : après tout, qu’est-ce que le héros du livre Cinquante nuances de Grey sinon l’incarnation du frisson que crée l’inconnu ? Mais le désir de savoir, la libido sciendi dont parlait déjà saint Augustin est, elle aussi, excitée par l’inconnu. Dans les deux cas, nous cessons d’être fascinés quand on nous montre trop sans laisser de part de mystère, ou quand ce mystère porte sur un domaine que nous n’avons pas l’ambition de comprendre : la physique quantique, la topologie linguistique, la phénoménologie de l’esprit… ou les femmes. Mais dans tous les cas, ce qui nous excite ce sont les questions, pas les réponses, qui sont toujours décevantes de banalité. Tous les mystères ne sont finalement que des réponses qui savent se faire désirer…
(*) Comment voir la vie d’un œil neuf sans passer six mois dans un monastère en Mongolie, Grégory Duquesne, éd. Jacques-Marie Laffont, 2015.
Illustration : Mickaël Jourdan
Article publié dans la revue INfluencia sur la curiosité. Découvrez sa version digitale