« Je suis juste venu vous présenter quelques évidences et rappeler pour quelles raisons à mon sens, la presse est indispensable à la démocratie et au-delà à la liberté. Il faut d’abord comprendre, me semble-t-il, à quoi correspond la méfiance à l’égard de la presse. Que signifie la méfiance à l’égard de la presse ? Qu’on nous ment, qu’on nous trompe, qu’on nous dupe. La haine de la presse procède d’un désir de voir plus clair, de se libérer de toute influence extérieure, de reconquérir sa liberté de jugement face à ceux qui vantent un monde que je déteste et qui croît m’expliquer la vie sans vivre la même vie que moi ».
La haine de la presse, il faut bien le comprendre est un sentiment agréable, c’est un sentiment libératoire qui procède de la certitude de l’illusion qu’on est plus libre quand on pense tout seul que quand on est aidé dans cette tâche par des prescripteurs d’opinion. Autrement dit, la haine de la presse, est une servitude qui se vit comme une liberté. C’est une soumission qui se vit comme un affranchissement et, il faut prendre la mesure du sentiment de s’affranchir qui accompagne le geste même de se soumettre. Alors, trois illusions participent d’un tel sentiment.
Penser tout seul c’est penser comme tout le monde, l’ignorance nous identifie les uns aux autres, c’est le savoir qui nous distingue.
Illusion numéro une. L’illusion qu’on pense par soi-même quand on pense tout seul. Or lorsque l’on pense tout seul, on ne pense pas par soi-même, on pense comme tout le monde. Le sentiment d’être seul de son camp, c’est un affect de mouton qui pense et agit comme tout le monde avec l’impression d’être original. Le meilleur exemple qu’on puisse en donner, ce sont ces gens qui disent moi qui n’y connais rien je suis libre de vous donner mon avis, juste avant d’enfoncer une porte ouverte. Comme si l’ignorance était un gage de pureté comme si l’inculture était une absence de préjugés or c’est exactement l’inverse qui se passe. Penser tout seul c’est penser comme tout le monde, l’ignorance nous identifie les uns aux autres, c’est le savoir qui nous distingue.
La deuxième illusion, c’est l’illusion selon laquelle les experts auraient dérobé le savoir dont ils disposent. C’est l’illusion selon laquelle les « experts » disposent comme d’un pouvoir du savoir qui s’exerce aux dépens de ceux qu’on maintient dans l’ignorance. Alors une telle illusion est à l’origine, par exemple, du complotisme qui se présente très exactement comme une contre-expertise, mais cela a généré aussi les démagogues qui présentent le complotisme comme un désir de connaissance ou un début de connaissance. Cette illusion, l’illusion que les experts ont dérobé le savoir dont ils disposent donne plus généralement des arguments très faibles comme, la presse est aux mains de 9 milliardaires. À quoi on a envie de répondre : eut-il mieux valu qu’elle appartint à l’État ? À quoi on a envie de répondre également en portant témoignage qu’à Franc-Tireur en tout cas, on peut parfaitement écrire tout ce qu’on veut sans recevoir le moindre coup de fil ou le moindre coup de pression.
Illusion numéro 3. La plus redoutable et, la plus importante à mon sens, l’illusion bien démocratique, archidémocratique que l’égalité des droits est une équivalence des compétences. De toutes les illusions, cette dernière est la plus dangereuse, la plus redoutable. En démocratie l’égalité des droits est un fait et un idéal à la fois, il faut le rechercher, il faut le défendre. Mais l’égalité des compétences est une utopie et une folie qui débouchent sur la révolution culturelle sur l’assassinat des professeurs en place publique et, qui prend la forme au quotidien de gens qui font la morale à leur médecin après avoir été sur Google. Comme si dix minutes sur Doctissimo valaient dix années d’internat. Cette illusion, l’illusion que l’égalité des droits doit être aussi une équivalence des compétences, cette illusion délétère entre toutes a permis par exemple à un bateleur, déguisé en druide de s’attribuer le bénéfice des guérisons spontanées et de se faire passer temporairement pour le Christ et vende son hostie sans effet pour plus de 1000 euros, à des pigeons convaincus de guérir de cette façon. C’est le docteur Raoult, c’est cette illusion qui a permis de façon générale, et a valu à des gens de ne pas se vacciner et d’en mourir.
Trois illusions donc, je résume. L’illusion que l’on pense par soi-même quand on pense tout seul, premier ennemi. Deuxième ennemi, l’illusion que les experts ont dérobé le savoir dont ils disposent. Troisième adversaire, l’illusion que l’égalité des droits est une équivalence des compétences. Trois illusions dopées par les médias sociaux. Je préfère dire les médias sociaux, et la possibilité qu’ils offrent de ne fréquenter que des gens qui sont du même avis, d’ailleurs les médias sociaux, c’est un cliché de le dire, se présentent comme des outils de débat et culminent en outils d’exclusion où des groupes hostiles qui se regardent en chiens de faïence.
La pente naturelle d’un régime démocratique est de donner le jour à des individus qui font un si mauvais usage de leur liberté que la liberté elle-même finit par dépérir.
Ces trois illusions, il est essentiel d’en reconnaître le caractère démocratique. Ce sont trois illusions qui témoignent du fait que nous vivons en démocratie, et qui témoignent que le souverain est ici l’individu démocratique, fier de ses droits et content d’ériger son ignorance en norme. Autrement dit, la pente naturelle d’un régime démocratique est de donner le jour à des individus qui font un si mauvais usage de leur liberté que la liberté elle-même finit par dépérir. J’en veux pour preuve les hordes de gens convaincus de penser par eux-mêmes, qui tiennent toute objection pour une abjection et qui tentent d’écraser celui qui leur donne tort ou qui tout simplement ne pense pas comme eux.
Vous pouvez toute votre vie être en démocratie, si vous payez vos impôts, être un parfait connard, vous n’irez pas en prison pour ça.
Il faut bien comprendre que la démocratie est grande, parce qu’elle nous permet d’être petit. La démocratie est grande parce qu’elle nous permet d’être médiocre. On peut, en démocratie ne penser qu’à soi toute la vie sans aller en prison, l’égoïsme n’est pas un délit. Vous pouvez toute votre vie être en démocratie, si vous payez vos impôts, être un parfait connard, vous n’irez pas en prison pour ça. La connerie n’est pas un crime, l’égoïsme absolu n’est pas un crime et, la démocratie est grande de permettre tant de médiocrité.
les démocraties sont désormais remplies de gens méfiants qui croient s’informer par eux-mêmes quand ils avalent la soupe d’un démagogue.
Vivre en démocratie, c’est vivre dans un monde où on a le droit d’être égoïste, mais l’abus du droit que nous avons de ne penser qu’à nous-mêmes, débouche sur la suppression de cette liberté. Or, les démocraties sont désormais remplies de gens méfiants qui croient s’informer par eux-mêmes quand ils avalent la soupe d’un démagogue. Alors comme les partis politiques auxquels on reproche leur verticalité, la presse paraît la victime expiatoire toute trouvée d’un nouveau rapport de forces démocratiques qui a tourné à l’avantage de l’individu, c’est-à-dire à l’avantage des meutes. Et pour cause, qu’est-ce que lire un journal ? Je prêche pour ma paroisse. Lire un journal c’est quoi ? c’est entendre un autre discours que le sien. C’est éprouver la cohabitation pacifique de plusieurs façons de penser, c’est s’exposer soi-même à changer d’avis, autant d’efforts que l’individu démocratique n’a pas franchement envie d’accomplir. L’individu démocratique préfère s’indigner de payer ses impôts, de payer de ses impôts une radio de service public chaque fois qu’il y entend quelque chose qui lui déplaît.
Lire un journal qui ne pense pas comme soi c’est accomplir un petit effort dont dépend la liberté collective.
D’ailleurs, il faut revenir sur ce malentendu, il y a un malentendu sur le service public. Vous savez le service qu’on paie avec nos impôts, n’est pas une prestation. C’est la garantie que toutes les opinions par exemple y seront représentées, on ne paie pas la redevance, vous ne payez pas la redevance comme on achète quelque chose, le citoyen n’est pas le client du service public de la radio ou de la télévision.
La liberté collective diminue chaque fois que des opinions qui se prennent pour la vérité s’aboient à la figure.
Lire un journal qui ne pense pas comme soi c’est accomplir un petit effort. Accomplir un petit effort dont dépend la liberté collective. La liberté collective augmente chaque fois que l’on fait l’effort d’envisager la vérité d’en face, de penser à la place de l’autre, d’élever ses objections au rang d’arguments et de mettre la vérité en partage. La liberté collective diminue chaque fois que des opinions qui se prennent pour la vérité s’aboient à la figure. La liberté collective augmente chaque fois que l’on développe le paradigme de la contradiction, qui consiste à tenir le désaccord pour une chance ou une richesse, à s’entendre pour ne pas s’entendre. La liberté collective augmente chaque fois qu’on fait de la contradiction, la liberté collective diminue chaque fois qu’à la contradiction se substitue l’opposition stérile de points de vue qui n’existe que par la détestation de l’autre.
Il n’y a pas de liberté sans intermédiaire, sans médiateur, qui transforme le savoir brut en argument.
C’est en cela qu’il n’est pas de liberté ni de démocratie véritable sans la presse. Il n’est pas de liberté ni de démocratie véritable sans le filtre d’une expertise qui informe, c’est-à-dire qui donne une forme. Sans le filtre d’une expertise ou de l’effort qui consiste à apprendre d’un autre et à comprendre qu’on pense mal quand on pense tout seul.
C’est pour cela qu’il n’y a pas de liberté sans intermédiaire, sans médiateur, qui transforme le savoir brut en argument ce qu’on appelle littéralement informer et, qui introduise les éléments nécessaires à l’éventuelle fixation d’une opinion.
Alors la tentation d’ubériser la presse est une tentation démocratique qu’il faut combattre pour le salut même de la démocratie.
Je vous mentirais par omission si je n’abordais pas, plus rapidement, le second danger qui pèse sur la presse, qui est l’autocensure et qui culmine dans une expression qui est un combo de tout ce qu’on peut dire de plus détestable à mon sens, l’expression suivante, ce n’est pas le moment de jeter de l’huile sur le feu.
J’attire votre attention sur la dégueulasserie de cette expression. Sur l’infâme dégueulasserie, sur l’insondable, sur l’abyssale dégueulasserie de cette expression.
D’abord les gens qui vous disent ce n’est pas le moment de jeter de l’huile sur le feu, on a envie de leur dire quand est-ce que ce sera le moment ? Les gens disent ce n’est pas le moment dans ce contexte, ce sont les contextualisateurs, dans ce contexte on va pas jeter de l’huile sur le feu, c’est pas le moment, on va pas publier les caricatures du prophète dans ce contexte, donc on a envie de demander à quel moment le contexte sera-t-il suffisamment favorable pour qu’on publie les caricatures du prophète, c’est-à-dire dans quel monde idéal les gens seront suffisamment sages pour faire définitivement la différence entre le blasphème et le racisme et rire ensemble d’une bonne blague ? Quand est-ce que ce sera le moment ?
Dire ce n’est pas le moment de jeter l’huile sur le feu, c’est de la censure. De la censure qui se fait passer pour de la pondération.
Les gens qui vous disent ce n’est pas le moment, présentent comme un ajournement temporaire de la publication, ce qui relève en réalité d’un ajournement définitif. Les gens qui disent ce n’est pas le moment considèrent toujours que ce ne sera jamais le moment, dire ce n’est pas le moment c’est de la censure, c’est de la censure qui se fait passer pour de la pondération. Et alors les gens qui vous disent ce n’est pas le moment de jeter de l’huile sur le feu, oublient une évidence, qu’il convient de rappeler ici qui me paraît importante, c’est comment dire, le problème ce n’est pas l’huile, le problème c’est le feu.
Quand un journal satirique caricature le prophète, il rend fou les fanatiques et il dérange les lâches, bref, il jette de l’huile sur le feu. Mais quand on présente ce journal comme raciste et qu’on le compare à des fanzines d’extrême-droite, quand on arme idéologiquement les gens qui n’attendent qu’un prétexte pour passer à l’acte, on jette du feu sur l’huile, ce qui est beaucoup plus grave. Il y a une grande différence, j’en termine, ce n’est pas le moment de jeter de l’huile sur le feu, c’est un combo de l’infamie.
La difficulté de combattre un tel mouvement vient du fait qu’entre la vérité qui dérange et l’illusion qui réconforte, l’individu démocratique naturellement choisit l’illusion qui réconforte.
Résumons-nous. La haine de la presse est un mouvement profondément démocratique et je crois qu’il est essentiel de marquer ce point. La haine de la presse, la façon dont on déteste la presse, les raisons qu’on se donne pour cela, les sentiments qui accompagnent une telle décision, tout cela est profondément démocratique, ce sont des affects démocratiques qui reposent sur l’illusion qu’on gagne en liberté, chaque fois qu’on récuse une autorité.
La difficulté de combattre un tel mouvement vient du fait qu’entre la vérité qui dérange et l’illusion qui réconforte, l’individu démocratique naturellement choisit l’illusion qui réconforte, il tend vers la seconde, on préfère croire ce qu’on croit plutôt que de penser par soi-même. Le meilleur signe de ça, mais je n’ai pas le temps d’en parler, ce sont les gens qui diffusent des fake news en connaissance de cause. Non pas les gens qui sont dupes d’un montage mais les gens qui savent que le montage est faux mais à qui le montage faux paraît plus vrai que le vrai.
Si au moment des caricatures du prophète, tous les journaux avaient publié les dessins maudits, les tueurs auraient eu plus de mal à se donner une cible. »
Alors comment réaffirmer le lien indissoluble entre la presse et la liberté ? Et bien en défendant partout la liberté de la presse partout où elle est objectivement menacée mais également là où elle est sournoisement rongée par la peur de déplaire et la tentation de l’autocensure. Si au moment des caricatures du prophète, tous les journaux avaient publié les dessins maudits, les tueurs auraient eu plus de mal à se donner une cible. »
Raphaël Enthoven