Deuxième évidence, qui comme la première mérite d’être rappelée :
le simple volume (écrasant) de papiers, analyses et prédictions dédiées aux sous-disciplines et trends émergents du digital – qu’on pense par exemple à la tonne d’analyses consacrée aux moindres mouvements des Foursquare, Gowalla, Loopt et consorts, sans commune mesure avec la pénétration réelle de ces services auprès du grand public – contribue en lui même à distordre notre perception de la réalité («si on en parle autant, c’est que ca doit déjà être important», ou que ce sera nécessairement «the next big thing»).
Au-delà des évidences, l’écart récurrent entre le discours et la réalité invite à formuler, à défaut d’y répondre, la question qui fâche :
Le digital (et ses applications) est il «autant» un levier de croissance pour les annonceurs qu’il l’est pour les acteurs agences, media, consultants et autres experts ? En tout cas, si ces derniers versent parfois dans la prophétie auto-réalisatrice (du type, «cette année sera l’année du marketing mobile, entendu chaque année depuis 3 ou 4 ans»), ou dans la prophétie qui ne se réalise pas du tout, doivent ils être taxés:
– d’un brin d’ethnocentrisme (finalement une déclinaison du Parisianisme, ce qui n’est pas bien méchant) ? – d’une bonne touche d’optimisme, nécessaire à tous ceux qui défrichent de nouvelles pratiques et de nouveaux territoires ? – ou d’une farouche volonté pédagogique teintée d’une petite dose d’opportunisme commercial ?
N’ayant moi-même évité, dans mes activités antérieures, aucun des trois écueils précédents, je me contenterai d’évoquer quelques thèmes assez significatifs de l’inflation constatée, ici et là, dans les discours:
– La TV sur internet : se multiplient les papiers et prédictions annonçant la montée en puissance des alternatives à la TV broadcast et au câble aux Etats-Unis (là encore, voir par exemple le dernier numéro de Wired US), nous laissant à penser que les Américains abandonnent en masse les grands networks et surtout le câble pour privilégier par exemple Netflix ou Hulu (le fameux «cord-cutting»).
Or il n’en est rien, tant le cord-cutting reste une pratique largement minoritaire. Et Bill Gorman de TV by the numbers de démystifier le discours ambiant et de rappeler dans Fast Company que « The danger to Broadcast TV isn’t the internet, it’s cable »…position partagée par Bruce Leichtman, de Leichtman Research Group dans le New York Times.
– Le multi-tasking Internet/TV, voire la réduction de la consommation de télévision au profit d’Internet: une étude Nielsen de Mars 2010, certainement mise à jour depuis, indiquait ainsi que la pratique du multi-tasking était en hausse aux Etats-Unis (c’était bien sûr le titre du papier)…pour s’établir à trois heures et demi par mois en moyenne en décembre 2009…(autrement dit: pas grand chose).
Et on finira par deux exemples bien de chez nous:
On nous a rabattu les oreilles avec la consommation de TV délinéarisée: celle que pratiquent probablement les lecteurs d’INfluencia, choisissant à la carte les programmes qu’ils veulent voir, quand ils veulent les voir (Prime time is my time, etc etc).…L’Idate, dans son étude de Juin 2010 (Stratégie quadruple-screen des chaînes de TV), vient nous rappeler la dure réalité: celle ci s’élève à 7 minutes par jour en moyenne par individu de 15 ans et plus en France (rien, ou presque).
Idem pour la consommation de contenus sur mobile, «hot topic» s’il en est: quand silicon.fr annonce en fanfare, en titre là encore, que le nombre de consommateurs de contenus Internet sur mobile avait doublé, il faut aller à la fin de l’article pour constater que le « visionnage de programmes TV et vidéo n’est déclaré que par 1% des sondés».
Par Vincent Balusseau, ancien Directeur général de Première Heure, et aujourd’hui doctorant en Sciences de gestion