INfluencia : votre vœu de vivre là où vous le souhaitiez n’a jamais entravé votre carrière. Comment expliquez-vous ce « luxe » que peu se permettent…
Emilie Rouganne : je suis en mode télétravail depuis que j’ai eu mon premier enfant, pendant quinze ans, à Lille d’abord, et désormais à Clermont-Ferrand. De ce fait, Pierre Calmard (actuel président de dentsu France) m’avait demandé à l’époque de digitaliser les agences en région (Lille, Nantes, Toulouse, Marseille, Bordeaux, et Lyon), mission légitime, étant donné que j’étais déjà basée en province. C’était entre 2013 et 2015.
IN. : en quoi consistait votre mission alors ?
E.R. : il s’agissait de recruter, digitaliser l’activité et développer nos clients, sachant qu’à l’époque la digitalisation était une affaire encore très parisiano-parisienne, bien lointaine de ce qu’elle est aujourd’hui.
IN. : ensuite Thierry Jadot vous demande en 2016 de lancer dentsuX en France aux côtés de Grégoire Peyroles (l’une des agences media du réseau) …
E.R. : oui, très beau challenge, car dentsuX, 3ème réseau d’agence du groupe, a conquis le marché très rapidement avec à positionnement nouveau, basé sur l’expérience et l’innovation, grâce à l’impulsion de la maison mère dentsu. Cette agence a très vite atteint une très importante croissance. L’an dernier, Pierre Calmard m’a proposé de prendre la tête de iProspect dans sa version originale et d’assurer la fusion avec Vizeum… pour créer le nouvel iProspect, une agence qui se trouve à « l’intersection » entre le contenu, le commerce, la technologie, la data et les médias.
IN. : vous dites avoir très vite imposé le télétravail vous concernant, comment expliquez-vous que vos employeurs aient accepté ? Cela ne devait pas être évident…
E.R. : j’ai eu beaucoup de chance de travailler pour des patrons compréhensifs, respectueux de l’équilibre pro/perso. Tout est basé sur la confiance, c’est la clé du succès.
IN. : pensez-vous qu’un homme aurait pu mettre cette condition ? Que cela lui serait venu à l’esprit à l’époque ? Parce que finalement c’était très avant-gardiste et audacieux …
E.R. : certes, mais je pense fondamentalement que c’est d’abord est avant tout une question d’opportunité, de confiance et d’engagement. La preuve c’est qu’aujourd’hui dentsu fonctionne très bien sur ce modèle hybride.
IN. : vous êtes certes coutumière du télétravail, mais il s’agissait, en octobre dernier, de « fédérer » 250 personnes, de les mettre en ordre de marche, ensemble… Comment cela se concrétise-t-il pour vous ?
E.R. : oui, c’était un challenge immense. Nous étions en plein cœur du deuxième confinement, mais comme je vous le disais tout à l’heure, le travail distanciel fait partie de mon ADN. Et par ailleurs, je ne suis pas une étrangère qui débarque au sein d’une organisation. Le fait que je connaisse ce groupe depuis toujours a rassuré les équipes, ce n’était pas comme si une personne de l’extérieur avait été parachutée ! En clair, j’étais à l’aise de mon côté, et il y avait pour nous tous la perspective d’une belle aventure. Après je ne vous cache pas que les cultures de iProspect (200 personnes) et de Vizeum (60 salariés) sont différentes… Notre objectif est de construire une agence nouvelle génération à spectre large où toutes les offres coexistent. Le fait que l’on switche en plein confinement a finalement été une chance…
IN. : cela vient à peine de démarrer, vous évoquez la mise en place de workshops la semaine dernière. Quel accueil de la part de ces salariés aux profils si différents. (conseil d’un côté, expertises digitales de l’autre).
E.R. : ces six modules sont dédiés à établir notre positionnement, à définir la culture d’entreprise, la manière de travailler ensemble, d’aborder différemment le new business et d’appréhender une nouvelle manière de collaborer avec nos clients.
IN. : comment avez-vous procédé ?
E.R. : via Microsoft teams (rires). Plus sérieusement, et concrètement la question est d’emmener cette entité vers l’omnicanalité avec tous les talents in house. De faire travailler 250 personnes ensemble, 20 métiers différents (les directeurs conseils/de clientèle, le planning stratégique avec les expertises SEO, SEA, data, tracking, social, influence…). Nous changeons d’identité, on crée une émulation, on change le système de gouvernance. On crée un comité de pilotage. Le changement de gouvernance mis en place provoque des collaborations nouvelles qui permettent à chacun d’avoir le même niveau d’information. Les workshops dont je parlais tout à l’heure ont provoqué des retours très positifs, et puis nous ne sommes pas dans une situation où l’on va se séparer de gens à la suite d’une fusion, c’est plutôt l’inverse.
IN. Tous n’ont pas les mêmes facilités avec le télétravail, comment déterminez-vous cette « obligation » ?
E.R. : nous avons mis en place des formations pour mieux télétravailler ensemble. Et je suis certaine que ce mode de travail doit s’inscrire dans notre politique. Mais bien entendu, il ne faut pas négliger l’aspect santé mentale de l’individu. Nous explorons un modèle hybride présentant un équilibre entre jours au bureau et jours en distanciel. Nous voulons nous adapter à chacun, concilier les besoins individuels (de calme et de concentration par exemple) avec les exigences du collectif.
IN. : vous n’avez pas peur qu’il y ait un sentiment de désincarnation, de dilution des relations ?
E.R. : évidemment, il n’est pas question de risquer de perdre le lien avec les salariés. Nous offrons pour ceux qui le désirent où le doivent, -confinement oblige-, la possibilité de se retrouver dans les bureaux, mais cela reste très organisé. Concernant le sujet de la désincarnation, je pense, pour avoir toujours travaillé à distance de manière hybride, que cela demande simplement plus d’attention, d’engagement. Je viens de passer un mois et demi à rencontrer en visio les équipes, on y engage beaucoup plus de soi…
IN. : vous évoquiez le search comme ayant évolué très vite. N’est-ce pas un peu vertigineux ?
E.R. : quand j’ai commencé, Google c’était 15 personnes à Paris. C’est flippant. Mais à la fois c’est jubilatoire de voir un métier évoluer aussi vite. Nous sommes passés de budgets de 5000 euros pour des activations, à des centaines de mille, voire des millions…
IN. : n’avez-vous pas parfois le sentiment de vivre dans un monde un peu excessif et dangereux pour les jeunes, notamment quand vous lisez « Les enfants sont rois » de Delphine De Vigan, qui dépeint l’intrusion et la manipulation des enfants par des adultes sans aucune morale ou éducation ?
E.R. : Il est dans ma liste des livres à lire ! Sans aucun doute. La cyber-éducation devrait être pratiquée dans les écoles et décortiquée par les parents. Et si j’en avais la possibilité un jour, c’est ce à quoi je m’attellerai.