10 mai 2021

Temps de lecture : 4 min

Philotimo versus philonikia, la guerre du leadership aura-t-elle lieu ?

Le départ forcé d’Emmanuel Faber de la direction de Danone ouvre-t-il la guerre du leadership ? Ravive-t-il un combat féroce entre deux lectures du Monde et la manière de le diriger ? Le duel entre deux philosophies managériales radicalement différentes, le philotimo et le philonikia ?

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Il n’est pas étonnant que ces deux mots émergent de l’hommage funèbre prononcé par Périclès à la mort d’Aristote. Ils apparaissent sous la plume de Platon dans la République et le Parménide. Dans ce texte, Zénon oppose deux attitudes : philonikia, celui qui veut vaincre à tout prix, et philotimia, celui qui veut se faire admirer pour ses actes au service de la cité. Alors pourrions-nous distinguer deux figures de dirigeants ou de managers : ceux portés par le philotimo, l’intérêt commun, la fraternité, le bien commun, le temps long, et ceux portés par l’obsession de la victoire, le philonikia ?

Valeur d’amour, de respect, de bienveillance pour la famille, la communauté et la nation

Paradoxalement, Périclès, le fameux stratège et homme d’Etat, fait l’éloge des premiers, convaincu que la cité Athénienne ne traversera les tempêtes, qu’adossée à une citoyenneté animée par cet idéal. 2500 ans plus tard en visite en Grèce, Barack Obama* décrit cette valeur « d’amour, de respect, de bienveillance pour la famille, la communauté et la nation », comme la vertu supérieure mise au service d’un destin commun « qui nous oblige les uns envers les autres ».

Le « Philotimo », un secret grec au fondement de la démocratie.

C’est lors d’un voyage en Grèce, que j’ai découvert la place majeure de cette vertu – philotimo – comme ciment de l’identité du pays. Depuis des millénaires, elle constitue le substrat propice à l’éclosion de la démocratie. Une vertu cardinale au cœur de la citoyenneté qui nous dépasse et nous relie indéfectiblement dans une communauté de destin d’Hommes libres.

Vénéré aujourd’hui par le peuple grec, enseigné à l’école et dans les familles, soutenu chaque jour par l’église orthodoxe, cet « amour familial et du prochain » s’est faufilé à travers les siècles pour émerger dans une modernité discrète, qui cherche à promouvoir des valeurs altruistes en rupture avec l’individualisme et la frénésie consumériste court-termiste. Avec la crise du COVID, elle revient au centre du jeu social et clive plus que jamais nos manières d’interagir.

Le « philotimo », une clef essentielle du leadership.

Ce continuum précaire du philotimo à travers les chaos de l’Histoire nous invite à l’introduire dans toutes les organisations humaines comme un modèle d’interactions, à commencer par les lieux de travail. L’idée « d’entreprise à mission » pose le principe d’un objectif plus large à la seule finalité économique de l’entreprise. Mais, elle ne dit pas sur quel pacte relationnel fonder la relation managériale. Elle ne dit pas non plus si l’idée de performance exclut de manager avec humanité et conscience du bien commun. Nous sommes sans cesse tiraillés entre des injonctions contradictoires.

Si la démocratie constitue un idéal commun, il est utile de comprendre et de déployer ce philotimo, qui a permis en Grèce l’éclosion de la citoyenneté au IVème siècle avant JC. Ce pacte social propice à l’intelligence collective, aux mathématiques, à la médecine, à la créativité artistique, au génie grec dans toutes ses dimensions, reste probablement une clef pertinente pour adresser la complexité du Monde. Fluidifier nos interactions, libérer notre énergies créatrice et accroître notre résilience collective. Le management par la peur n’a jamais créé autre chose qu’une productivité délétère pour l’environnement et les Hommes.

Platon, Aristote et Périclès à la rescousse des entreprises.

Mais quelles attitudes fondent cette vertu ? Les historiens, les philosophes et les hellénistes seraient ici d’un grand secours pour reconstituer les strates sédimentaires de ce mystère et clarifier les essentiels du philotimo :
– Serait-ce le courage, l’exemplarité, l’acte gratuit et la philanthropie ?
– La volonté d’agir ensemble dans le temps long et créer des œuvres utiles pour tous ?
– L’amour des belles choses ?
– La volonté de défendre le bien commun et la pérennité de la cité ?
– La volonté de donner le pouvoir aux philosophe-rois pour incarner un idéal de liberté ?

Sans philotimo, l’humanité sera bien démunie face à la complexité des enjeux du futur

Seule l’étude des textes anciens permettrait de comprendre et lever les interrogations. Platon, Aristote et Périclès détiennent cette part de vérité qui nous échappe. Alors, au risque de passer pour un naïf, nous pourrions penser que sans philotimo, l’humanité sera bien démunie face à la complexité des enjeux du futur. Cela ne signifie pas renoncer à l’envie de renverser les montagnes ni à l’envie de gravir un sommet animé par l’esprit du philonikia. Mais avec l’art et la manière… Dans l’ère post-COVID, la guerre du leadership entre adeptes du philotimo et du philonikia aura donc lieu. Emmanuel Faber en aura été probablement une des premières victimes symboliques et expiatoires.

Barack Obama (Athens Statement)*
WE, THE PEOPLE
« In all of our communities, I still believe there’s more of what Greeks call philotimo—love, and respect, and kindness for family and community and country, and a sense that we’re all in this together, with obligations to each other. Philotimo—I see it every day and that gives me hope. Because in the end, it is up to us. It’s not somebody else’s job, it’s not somebody else’s responsibility, but it’s the citizens of our countries and the citizens of the world to bend that arc of history towards justice. And that’s what democracy allows us to do. It’s why the most important office in any country is not president or prime minister. The most important title is ‘citizen’—and in all our nations it will always be our citizens who decide the kind of countries we will be, the ideals that we will reach for, the values that will define us. In this great, imperfect, but necessary system of self-government, power and progress will always come from…’We, the people.' »

—President Obama speaking in Athens—the birthplace of democracy—during his final foreign trip : https://www.youtube.com/watch?v=XHTYvRlaYME

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