INfluencia : qu’est-ce qui vous frappe le plus dans la crise que nous traversons ?
Philippe Moati : le pessimisme des Français qui montre une vraie difficulté à se projeter dans l’avenir et se traduit par une méfiance envers les acteurs politiques et économiques associés au système. Tous les facteurs d’inquiétude se renforcent : la crise climatique qui n’est plus une perspective lointaine, le contexte géopolitique délétère, la crise sanitaire qui a montré notre impréparation et notre fragilité face à une crise majeure, l’insécurité économique qui s’y rajoute… Le sentiment d’être sur un bateau qui plie dans la tempête est assez partagé et d’autant plus difficile à vivre que l’on n’a plus d’idéologies auxquelles s’accrocher pour donner du sens, donc plus de perspective de sortie. On voit que la marche du monde ne mène plus forcément au progrès. C’est un des piliers de la civilisation occidentale, de notre modernité qui s’ébranle de manière structurelle. Certains n’ont pas forcément les mots pour le dire mais tout le monde le ressent profondément. Cela se traduit dans la consommation mais la toile de fond est beaucoup plus grave.
IN : que voit-on néanmoins sur les comportements de consommation ?
P.M. : dans l’alimentaire par exemple, l’engouement pour les produits naturels, le local ou le traditionnel est symptomatique de cette difficulté à se projeter et d’une forme de nostalgie qui s’incarne dans des imaginaires. Le naturel est opposé à l’industriel, comme si on avait pris le mauvais chemin et qu’il fallait revenir à une sorte d’état de nature, aux traditions et au temps long, à un passé idéalisé. C’est très présent dans la consommation, de même que l’exigence de sécurité absolue, de traçabilité… Notre société n’a plus confiance en elle, se situe plutôt dans la repentance, l’auto-flagellation… C’est très inquiétant.
L’engouement pour les produits naturels, le local ou le traditionnel est symptomatique d’une difficulté à se projeter et d’une forme de nostalgie qui s’incarne dans des imaginaires
IN : l’augmentation du recours aux banques alimentaires, les vols de nourriture dans les magasins ou les arbitrages en caisse sont autant d’expressions de ces difficultés et même du déclassement de personnes qui n’y étaient souvent pas préparées…
P.M. : beaucoup de gens voient ou ont le sentiment de voir leur situation se fragiliser. La France est moins exposée que les pays anglo-saxons mais la conjoncture économique et sociale amène à douter d’un modèle au moment même où il est contesté de l’extérieur. L’Etat n’ayant plus les moyens de soutenir globalement le pouvoir d’achat des Français comme cela a été fait en 2022, il faudrait cibler les catégories qui souffrent le plus. Une partie des personnes concernées ne touche pas les aides auxquelles elles auraient droit. Parce que c’est compliqué et que le numérique est un obstacle ou parce qu’on n’aime pas recevoir de l’aide, qui est parfois mal vécu quand on n’y est pas coutumier ? La mise en place de chèques alimentaires, peut-être versés directement sur le compte en banque ou sans avoir à le demander, serait une solution pour qu’une partie de la population qui se croyait dans la classe moyenne ne risque pas de tomber dans la pauvreté, avec tout ce que cela peut engendrer comme conséquences sur les intentions de vote.
IN : vous avez récemment codirigé avec Dominique Desjeux un ouvrage collectif intitulé La consommation sous contrainte (1). Comment ces contraintes s’expriment-elles ?
P.M. : la plupart des comportements résultent d’un arbitrage entre des idéaux et des contraintes, mais on rentre actuellement dans une ère de contraintes à laquelle notre société individualiste, hédoniste et narcissique n’est pas habituée. La crise sanitaire et l’inflation ont mis en sourdine les idéaux et la baisse du marché du bio en est une des illustrations. La sensibilité environnementale a un peu diminué, en restant à un niveau élevé, mais crée des fractures quand il faut finir les fins de mois. La baisse de pouvoir d’achat reste pour l’instant modeste au niveau macroéconomique mais elle n’est pas vécue de la même manière selon la situation d’où l’on part. Il y a toujours une vraie volonté dans l’ensemble de la population de manger sain, mais le renoncement à la qualité progresse à cause du prix. Plus on descend dans l’échelle des revenus, plus les orientations matérialistes et l’appétit de consommation sont importants. Renoncer devient encore plus difficile dans un contexte d’universalisation de la norme de consommation et quand tout le monde aspire plus ou moins à consommer de la même manière. Les consommateurs aisés fréquentent le hard discount et portent des jeans plutôt que des costumes. Les personnes à revenus modestes veulent aussi avoir des smartphones de dernière génération, des sneakers de marque… Ce qui passait difficilement avec un budget étroit ne passe plus du tout quand la situation se dégrade, engendrant bon nombre de rancueurs et d’incompréhension.
Renoncer à la consommation devient encore plus difficile dans un contexte d’universalisation de la norme et quand tout le monde aspire plus ou moins à consommer de la même manière
IN : la transition vers une société plus responsable devient donc encore plus difficile…
P.M. : on peut s’y résoudre mais on ne le fait pas de gaité de cœur. Cela montre aussi la limite de notre modèle de développement, qui n’a pas d’antidote sur le plan économique car il repose sur la croissance. Il n’en a pas davantage sur le plan idéologique car nous sommes intoxiqués à la consommation. A l’ObSoCo, nous venons de rendre publique la deuxième vague de notre Observatoire de la consommation responsable mené avec Citéo. Elle montre qu’une fraction des Français, plutôt en haut de l’échelle sociale et culturelle, prend cette direction mais qu’une autre fraction moins aidée reste attachée à la consommation, tout en n’étant pas indifférente aux questions environnementales mais souvent acculée à une sobriété subie. Cela crée des tensions avec une population qui considère que les autres sont des irresponsables et l’autre qui en a assez d’être méprisée par les premiers.
IN : dans La société malade de l’hyperconsommation, paru en 2016 (2), vous exploriez des voies de sortie par rapport à notre « addiction » à la consommation et aux valeurs matérialistes. A-t-on depuis avancé sur cet enjeu ?
P.M. : le système nous pousse du côté de la consommation. Il y a urgence à réfléchir comment changer de logiciel et à redonner du sens tout en restant dans le système capitaliste car nous ne disposons pas vraiment de système alternatif déployable à grande échelle dans les délais impartis par l’impératif écologique. Ce qui soutient la consommation – le marketing et la communication – peut se révéler utile pour promouvoir d’autres imaginaires. Encore faut-il savoir ce qu’on veut mettre en avant, que ces imaginaires existent, qu’il y ait une perméabilité dans l’opinion et qu’on arrive à en faire un système… On voit déjà apparaître les prémices de business models viables et éventuellement profitables qui cessent d’attiser ce désir d’accumuler. Face à la conscience de l’épuisement de leur modèle de grands acteurs tâtonnent du côté de la grande famille des modèles serviciels. Pour avancer, il faut une révolution culturelle qui suppose que les entreprises arrêtent de nous pousser sur cette pente glissante mais pas désagréable de l’hyperconsommation et que nous retrouvions d’autres raisons de vivre, des utopies, des buts collectifs enviables et plus sobres. La fragmentation de la société avec une mosaïque de visions du monde remet même en cause l’idée de trouver un but commun mais cela n’exclut pas un collectif teinté d’individualisme. Si les perspectives se limitent à sauver la planète, c’est défensif mais pas très motivant. Cet objectif commun nécessaire passera d’autant mieux qu’on pourra l’associer à des perspectives de bien-être individuel et avec des effets dans le présent.
Pour avancer, il faut une révolution culturelle qui suppose que les entreprises arrêtent de nous pousser sur cette pente glissante mais pas désagréable de l’hyperconsommation et que nous retrouvions d’autres raisons de vivre
IN : quels types d’activités ou d’idéaux seraient inspirants ?
P.M. : le travail que nous avons mené sur les utopies montre une envie de ralentissement et de proximité que l’on peut relier à un besoin de retrouver la maîtrise de son destin dans une perspective de réalisation de soi et d’épanouissement. Cela permettrait d’être moins dans la promesse du plaisir immédiat dans la consommation passive et davantage dans l’accompagnement de buts à atteindre, dans le lien avec ses proches et les gens qui nous tiennent à cœur. Les loisirs actifs peuvent jouer un rôle intéressant dans cette quête de bien-être et fournir le début d’un socle pour une alternative d’ailleurs assez cohérente avec le désir de sauver la planète. Or il n’y a pas de véritable politique des loisirs qui permette aux gens de découvrir dès l’enfance des activités qui pourraient donner du sens une vie durant ou de rattraper cette étape en entreprise si on l’a ratée dans son enfance. De telles évolutions supposeraient de produire moins et d’avoir plus de temps libre, ce qui est complètement à contre-courant de ce que porte le gouvernement quand il parle du travail, dans lequel tout le monde devrait passer plus de temps et s’épanouir. Du côté des Français, le « en même temps » fonctionne bien, avec un désir de plus de temps et plus d’argent. Tout cela montre à quel point il sera sans doute difficile de passer à une autre société.
Les loisirs actifs peuvent jouer un rôle intéressant dans la quête de bien-être et fournir le début d’un socle pour une alternative d’ailleurs assez cohérente avec le désir de sauver la planète
IN : en tant qu’économiste, quelles réflexions ayant émergé au cours des dernières crises vous semblent intéressantes ?
P.M. : j’observe avec intérêt les efforts de réindustrialisation. Ma thèse portait sur la théorie du commerce international et j’ai été nourri à l’idée que la mondialisation est plutôt positive, tout comme la spécialisation internationale et le gain à l’échange qui en résulte. La mondialisation est souvent vécue négativement par les Français mais, quand j’entends qu’il faut lui tourner le dos, je trouve que l’on va un peu vite en besogne. La France et l’Europe y ont beaucoup gagné et la mondialisation a permis à beaucoup de pays de sortir de la pauvreté. Ce désir de relocalisation m’inquiète un peu car il participe d’une logique de repli sur soi visible par ailleurs. Et, sur le plan environnemental, il n’est pas du tout sûr ce que soit très profitable. En revanche, il est légitime de retrouver du contrôle sur nos vies individuelles et notre destin collectif avec une réindustrialisation sélective, à l’échelle de la France ou de l’Europe et en choisissant ses partenaires. Compte tenu du contexte géopolitique qui va sans doute se tendre encore dans les années à venir, la souveraineté reste une notion importante pour ne pas dépendre de pays qui pourraient se serviraient de notre dépendance pour nous asservir. On l’a vu avec l’Allemagne vis-à-vis de la Russie. C’est aussi le cas vis-à-vis de la Chine avec laquelle il ne faut pas être naïf.
IN : et quels signaux vous semblent intéressants à observer dans « l’envie d’autre chose » des Français ?
P.M. : 25 % des Français souhaitent des changements radicaux dans la manière dont est organisée la société. La proportion monte à quelque 80 % si on ajoute ceux qui aspirent à des changements importants. En revanche, une minorité estime que les politiques seront en mesure de le faire et plus de 50 % pensent même que cela ne pourra pas se faire sans violence. Ce ne sera sans doute pas simple mais, sur les territoires, on voit une quantité d’initiatives qui explorent les possibles à toute petite échelle. De toute cette exploration naîtront peut-être des voies que l’on pourra généraliser.
(1) Dominique Desjeux, Philippe Moati, La consommation sous contrainte, Collection Economie et Société, Editions EMS, octobre 2022.
(2) Philippe Moati, La société malade de l’hyperconsommation, Odile Jacob, mai 2016.