INfluencia : Votre coup de cœur
Perla Servan-Schreiber : J’en ai deux : J’ai passé ma vie dans les médias et notamment dans la chose écrite. Franc-Tireur est pour moi un coup de coeur extrêmement fort. Cela fait longtemps que je n’ai pas rencontré une équipe et un journal modeste de huit pages, qui dit l’essentiel et a un tel courage. Dans les temps que nous vivons, il y a peu de gens qui ont des vraies prises de position. Franc-Tireur est née il y a deux ans avec la mission de barrer la route à Marine Le Pen. C’est ce qu’il fait bien entendu, mais depuis il fait barrage à tous les extrémismes, tous les populismes. Il fait une chasse à l’obscurantisme et aux fake news, avec des enquêtes très poussées. Je leur en suis très reconnaissante et je suis très émue de leur succès. Au bout de deux ans, ils sont à 30 000 abonnés et 30 000 ventes en kiosque, c’est extraordinaire. Ce qui prouve qu’il y avait un vrai besoin à nouveau de courage et de talent.
Quand j’aime un livre ou un film, je le vois quatre fois, je le lis vingt fois.
Mon deuxième coup de cœur, « La passion de Dodin Bouffant » réalisé par Tran Anh Hung avec Juliette Binoche et Benoît Magimel réunit ma passion pour le cinéma et la cuisine, qui est également un de mes grands hobbies – j’ai beaucoup publié sur le sujet – Il y a dans ce film une économie de mots extraordinaire car tout se fait par les regards et par les gestes. Autrement dit, par rapport à ce monde bavard et bruyant dans lequel nous vivons, vous rentrez dans le film et vous êtes dans un havre. Et vous ne réalisez seulement une heure plus tard qu’en fait c’est parce qu’ils ne se parlent quasiment pas et qu’il n’y a pas de musique. Peut-être faut-il être complètement fondue de cuisine comme moi pour réagir comme cela… J’ai passé deux heures et quart de bonheur et, comme toujours quand j’aime un livre ou un film, je le vois quatre fois, je le lis vingt fois. En fait, j’aime plus relire que lire et j’aime plus revoir que voir…
INf. : Votre coup de colère ?
P.S-S. : l’actualité vous met dans des états que je ne connaissais pas, aussi bien de désarroi que de colère que d’absence totale d’espérance. Le pogrom du 7 octobre en Israël est mon énorme coup de colère avec les suites terribles bien sûr pour les Palestiniens. C’est la première fois que je vis ça et j’ai 80 ans. C’est pour cela que je suis reconnaissante à Franc-Tireur de couvrir cet événement avec autant de précision et de philosophie, avec Raphaël Enthoven qui est au comité éditorial et Caroline Fourest qui est cette espèce bulldozer incroyable de l’information.
Jean-Louis avait exactement ce qui émanait de mon grand-père : cette écoute, cette bonté, cet humour et cette culture
INf. : la personne ou l’événement qui vous a le plus marqué dans votre vie
P.S-S : c’est mon grand-père. J’ai eu des grands-parents maternels que j’ai adorés et qui m’ont hébergée pendant deux années de ma vie essentielles, entre 14 et 16 ans. Ils m’ont donné la passion pour la mer. C’est le seul élément de la nature qui m’est indispensable.
Et ce qui est extraordinaire, c’est que, quand j’ai rencontré Jean-Louis (ndlr : le journaliste, patron de presse et essayiste Jean-Louis Servan- Schreiber, décédé en 2020), il avait exactement ce qui émanait de mon grand-père : cette écoute, cette bonté, cet humour et cette culture. Je ne l’ai compris que beaucoup plus tard…
L’autre conséquence est ma passion pour les vieux et pour la vieillesse, d’où ce bonheur que j’ai à vieillir. Ma vieillesse est infiniment plus passionnante que ma jeunesse. Je n’ai jamais eu peur de vieillir et je n’ai jamais eu envie de faire plus jeune. C’est une espèce de bénédiction en fait puisque vieillir n’est pas une option, contrairement à la manière dont on vieillit. Je me rends compte aujourd’hui de ce que j’observais déjà, petite, chez mes grands-parents : plus on vieillit, plus le tempérament domine. C’est d’une injustice totale puisque c’est ce qui nous a été donné par la grâce de nos gènes et de l’éducation. J’ai la chance d’avoir de la joie en moi et, même après la mort de Jean-Louis, je suis capable d’être joyeuse dans plein de circonstances de la vie, y compris dans le fait de vieillir. Comme disait Paul Léautaud, je m’amuse à vieillir et c’est une occupation de tous les instants.
Les trois quarts de mes amis ont moins de la moitié de mon âge
INf.: votre plus grande réussite
P.S-S : ce sont mes rencontres. Et je continue à rencontrer des gens de tous âges. Les trois quarts de mes amis ont moins de la moitié de mon âge. Je ne sais pas quelle en est la raison, mais c’est une grâce extraordinaire et je crois que c’est la plus grande réussite de ma vie.
Ne pas parler anglais couramment n’était pas très bien vu chez les Servan-Schreiber
INf. : votre plus grand échec
P.S-S. : ne pas parler anglais couramment. Et je peux vous dire que, chez les Servan-Schreiber, ce n’était pas très bien vu car ils sont plus américains que français. Mes huit petits-enfants ont tous la nationalité américaine.
INf. : quelle est la vertu la plus surfaite selon vous ?
P.S-S. : spontanément je répondrais la générosité ou l’honnêteté. Et puis finalement, j’ai l’impression que c’est ce que les gens mettent dans le verbe aimer. Cela va de l’infiniment petit, le minimum syndical, jusqu’au don de soi. Mais, forcément, la langue française appelle tout cela amour. Je me souviens d’un auteur très sympathique qu’on avait interviewé dans Psychologie Magazine, qui avait écrit un livre très humoristique et très documenté sur l’amour. Il avait soulevé le fait qu’en français, on dit à la fois « j’aime l’entrecôte » et « j’aime ma femme »…
Depuis toutes ces années, je vis au jour le jour et je ne suis pas du tout tournée vers le passé.
INf.: l’action la plus extravagante que vous avez menée dans votre vie
P.S-S. : Incontestablement mon couple bien sûr. C’est la plus folle aventure humaine, amoureuse, familiale et professionnelle que j’ai vécue, surtout quand on la débute à 43 ans comme moi. J’ai eu probablement beaucoup de chance. J’ai rencontré Jean-Louis une première fois avenue de Wagram dans ses bureaux de l’Expansion. Cela faisait des mois que Fabienne voulait que je rencontre son cousin pour lui présenter un projet d’un magazine que nous voulions appeler « Chic ». J’avais longtemps hésité à l’appeler car je le trouvais très froid. Un jour elle me dit : « tu as rendez-vous mercredi à 17h ». Et j’ai découvert un homme d’une politesse incroyable et d’une grande élégance, mais franchement je n’étais pas disponible. Je venais le voir car j’avais besoin d’argent et c’est tout. Je n’avais jamais rêvé à un couple. Je ne voulais pas me marier, ni avoir d’enfant. En fait, je n’avais pas encore rencontré la personne qui m’aurait donné envie de partager ma vie. Nous nous sommes revus 15 jours plus tard avec son directeur financier et en sortant il m’a invitée à diner. Entre temps il m’avait appelé 18 fois et à chaque fois je trouvais un prétexte. Je n’ai pas eu le coup de foudre mais nous avons passé une soirée délicieuse. On a parlé philosophie. Il m’a raccompagnée chez moi et en sortant il a posé mon imperméable sur mes épaules. A cet instant, quelque chose est passé dans ma tête et dans mon corps, je ne saurais vous expliquer quoi. On s’est revu lendemain. Cinq mois plus tard nous étions mariés et cela a duré 34 ans… Cela passionne mes jeunes ami(e)s qui me posent sans cesse des questions. J’ai eu la chance de vivre avec un homme qui était une horloge, une boussole, une espèce de machine à anticiper. Je me suis sentie totalement portée. Cela explique aussi que, depuis toutes ces années, je vis au jour le jour et que je ne suis pas du tout tournée vers le passé.
Les mots aujourd’hui pour moi existent d’abord avec leur musique y compris les silences
INf.: quel livre ou quel auteur emporteriez-vous sur une île déserte ?
P.S-S.: Camus bien sûr, mais ce qui me vient vraiment à l’esprit, c’est de la poésie. Je ne peux plus vivre sans poésie et c’est très nouveau dans ma vie. Depuis la mort de Jean-Louis, j’ai rencontré la poésie et j’y trouve toutes les consolations, si tant est qu’on soit consolable. En tout cas, j’y trouve toutes les tranquillités dont j’ai besoin. Et j’ai découvert il y a quelques mois une jeune poétesse d’une trentaine d’années, qui s’appelle Rupi Kaur. Elle est née en Inde et est de nationalité canadienne. Elle a sorti trois recueils de poèmes qui sont accompagnés de dessins qu’elle fait elle-même. Elle a vendu les deux premiers à 10 millions d’exemplaires.
Son écriture m’inspire beaucoup. Depuis le départ de Jean-Louis, j’ai soif d’écriture. J’écris à l’oreille maintenant. Je ne suis pas devenue poétesse mais les mots aujourd’hui pour moi existent d’abord avec leur musique y compris les silences.
* l’Hôtel Littéraire Le Swann, situé au cœur du quartier historiquement proustien de la plaine Monceau et de Saint- Augustin, présente une collection d’œuvres originales sur l’écrivain ainsi que des pièces de haute couture, des photographies, des tableaux, des sculptures. Notre interviewé(e) pose à côté d’une sculpture de Pascale Loisel représentant bien sûr l’auteur d’A la recherche du temps perdu
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L’actualité de Perla Servan-Schreiber : « Tout chocolat. Mes 21 gâteaux et mousses »
– Perla Servan-Schreiber publie chaque dimanche une newsletter très personnelle, qui lui ressemble ; « Good Morning. Les dimanches de Perla Servan Schreiber » . « C’est beaucoup de travail pour moi bien sûr, cela me prend deux jours et demi par semaine. Heureusement, je dors très peu, je me réveille à 4h du matin »
– Elle a publié aux éditions La Martinière des petits (« par souci écologique ») livres qui coûtent 5,90 Euros, vendus en librairie à côté des caisses sur de nombreux sujets : « mes 20 soupes pour réchauffer le corps et l’âme », « mes 30 recettes d’été » « 78 ans. Vieillir et vivre », « mes 77 secrets de vie » … Le tout nouveau vient de sortir : « Tout chocolat. Mes 21 gâteaux et mousses »