INfluencia – Avoir le temps, tel est le titre de votre nouvel ouvrage?. Mais le temps, pour quoi faire ?
Pascal Chabot : Le grand paradoxe de notre société est que nous clamons à l’envi « je n’ai pas le temps », nous nous plaignons d’une vie trépidante, mais fondamentalement rien n’est plus faux. Car du temps, chacun en a chaque jour autant qu’un autre. Alors, pourquoi se plaindre de quelque chose que l’on a ? Pour le savoir, il convient de nous interroger sur la manière dont nous vivons le fait « d’avoir le temps ». La possession du temps est étrange. Le temps que nous avons est accaparé par toute une série d’instants, occupations, obligations qui nous sont extérieurs. Mais plutôt que de se placer dans une posture victimaire et se plaindre du manque de temps, mon idée est qu’il faut retrouver la relation au temps et se dire qu’il est multiple. Je crois en la notion de « polychronie » du temps. Nous vivons une époque où nous habitons des temporalités différentes comme le temps de la nature, celui de la vitesse et celui du désir. En nous, de nombreuses temporalités se mêlent. Je vois cinq grandes dimensions de temps qui correspondent aux modes majeurs du temps des civilisations : le temps du destin, le temps du progrès, le temps de l’occasion, le temps du délai et l’hypertemps. D’abord une période prémoderne dans laquelle le temps appartient à Dieu ainsi qu’à la Nature. Il est alors assimilé à un destin. Ensuite une période moderne, qui débute au xv° siècle, où homme cherche à maîtriser le temps et débouche sur le progrès. Dans son sillage et sans rupture claire avec le progrès, une période post-moderne voit le temps s’affirmer à la fois comme hypertemps et comme délai.
Qu’est-ce que l’hypertemps ? C’est le temps numérique imposé par les écrans et la civilisation de la technologie. Nous sommes là dans l’ordre de l’injonction et du quantitatif, dans le temps court, le temps de l’urgence, le temps de l’immédiateté. C’est le modele aujourd’hui triomphant. Il existe une autre dimension, le temps de l’urgence écologique, ce que j’appelle le temps du délai. Les changements climatiques nous imposent leur rythme et leur temporalité. Notre civilisation est une des premières qui doit faire face à la possibilité d’une fin, ce que je trouve assez violent pour la jeunesse. Leur proposer un modèle de temps où il n’y a pas de futur est à mon sens angoissant. La temporalité s’accélère, mais elle devient aussi délai, car un délai, c’est aussi un intervalle de temps avant qu’il ne soit trop tard. Et il y a l’occasion. Nous nous trompons donc quand nous voulons privilégier un seul modèle de temporalité. Chaque problème oblige à élire une temporalité spécifique. Le temps de l’urgence, par exemple, trouve son meilleur exemple dans le mouvement « #MeToo » qui s’est répandu sur la planète à une vitesse ultrarapide grâce aux réseaux sociaux. Le temps du progrès est plus intéressant pour l’économie.
IN: La pandémie a-t-elle modifié le rapport au temps et a fortiori notre manière de vivre et de travailler ?
PC : Très certainement. En nous apprenant la patience et en nous rappelant que nous n’étions pas les organisateurs premiers du temps. Les confinements ont créé d’autres modes de rapport au temps, de manières d’exister, de travailler. Ils nous ont astreints à vivre dans une bulle, assis devant un écran, protégés par les vitres des habitations, connectés en permanence aux logiciels. Mais il ne faudrait pourtant pas opposer ce que j’appelle « l’humanité du logiciel » à l’autre, dédiée à la logistique. C’est cette dernière qui conserve un rapport à la matière. On peut commander notre repas par Internet, mais l’Internet ne peut pas en effectuer la livraison.
Il faut être conscient que l’humanité a besoin de ces deux dimensions et que nous avons intérêt à ne pas les hiérarchiser puisque chacune a sa fonction et présente des avantages. La recherche du sens du travail prend ici une valeur fondamentale. Si travailler n’est que s’adapter (à de nouvelles contraintes par exemple), il est ardu de lui trouver un sens.
Il faut également y rechercher une possibilité de réalisation de soi, ainsi que la reconnaissance dans le regard des autres. Avec le confinement, ces questions se posent plus vivement qu’auparavant. Le télétravail efface la sociabilité informelle, le plaisir et les rencontres impromptues d’où peuvent naître de nouvelles idées, des projets de développement… Il induit une forme de routine peu compatible avec la création de nouveauté. J’imagine que dans le futur on cherchera des solutions mixtes, mêlant présence et distance.
IN : Avoir le temps est-il un luxe ?
PC : Un des problèmes contemporains est que l’univers du loisir et du travail se rencontrent dans la même bulle, dominée par l’écran. Or, le loisir appartient à une dimension plus contemplative du rapport au monde. Quiconque jardine, fait du sport ou se promène, n’a pas pour but de finir au plus vite ; c’est l’acte même qui a de la valeur. Dans le loisir existe un rapport électif au présent. On vit l’instant, et c’est là qu’avoir le temps est le mieux savouré. Cette aspiration ne me semble pas un luxe, car « avoir le temps » est un lot commun. Sans doute faut-il juste, par ses choix et ses réflexions, faire de ce temps que l’on a une dimension où l’on peut exister pleinement. Transformer l’avoir en être, en quelque sorte…
*Chargé de cours à l’institut des hautes études des communications sociales (IHECS) à Bruxelles, auteur de livres et d’articles sur la philosophie contemporaine, notamment Global burn-out (PUF, 2013).
Interview extraite de la Revue 35 d’INfluencia : INspiration 2021