Le « sport » est à une lettre près l’anagramme du « corps ». Une image dans la langue française qui coache la séduisante idée de l’intimité que sport et corps entretiennent, et en s’entretenant mutuellement nourrissent le plaisir de vivre, de persister dans le temps. Ad vitam aeternam ?
Il est toujours instructif de s’appuyer sur l’étymologie et celle du mot « sport » est éclairante. Le terme a pour racine le vieux français « desport » : « divertissement, plaisir physique ou de l’esprit* ». « Desport » s’est ensuite mué en « sport », évacuant dans le même geste la notion de loisir, pour se concentrer sur les seules activités physiques et mentales. Évacuer la notion de plaisir propose d’ancrer le corps dans une dimension de performance qui s’inscrit dans les évolutions technico-scientifiques du moment. Esprit de compétition, optimisation de ses potentiels, tension vers du «plus» et lutte « anti » (dégradation, vieillissement, etc.), dans une course au dépassement de soi.
Le corps s’augmente par des objets connectés qui mesurent et évaluent quantitativement un « be more human », boosté pour plus de puissance. Ne risque-t-on pas de le transformer en une machine à inventorier, soigner, appareiller par des techniques intrusives, pour enrichir les bases de données des fabricants de rêves démiurgiques et participer à la révolution des représentations du devenir humain, dont l’avenir semble radieux tant sont messianiques les promesses, elles aussi augmentées, de bonne vie et de longévité?
Le devenir humain
Qu’est-ce qu’un corps aujourd’hui ? Les récentes découvertes scientifiques renforcent la connaissance des liens corps/cerveau. Stress déclencheur de maladies, volonté poussant au dépassement des souffrances du sportif de haut niveau, production d’endorphines par l’endurance, etc. Soulever la question est essentielle, comme celle de la symbiose entre l’homme et la machine, et conséquemment le statut futur de « l’humain ».
Le corps, cette rencontre de nos gènes et de l’environnement, mêle dans une alchimie systémique ses mécaniques physico-chimiques, émotionnelles et cognitives. Il est support d’une synergie vertueuse ou infernale de l’image de soi et de l’image sociale. Il ne naît pas libre et ne le devient pas forcément, pris dans les nouveaux carcans internalisés de la réalisation performative de soi. À la fois maître et esclave de sa « bonne forme », il est source de plaisirs comme de peurs, dont la perte est l’élément moteur : de sa santé, de sa puissance, de sa séduction, de l’exploitation de ses potentiels.
Le corps se dote de ses désirs de liberté et de ses dépendances, champ expérimental de l’économie numérique et de la science. S’ajoute sa prothétisation par des endo et exosquelettes, appareillages permettant de skier et de gravir des montagnes sans douleur et au-delà des âges.
Le devenir humanoïde
Car il faut « bouger plus », comme nous suggèrent les gourous institutionnels du bien-vivre et du bien-vieillir, pour bien mourir. Sports intenses ou activités physiques plus douces ont une place majeure dans les courants sociétaux. La recherche neuroscientifique incite à lutter contre les effets délétères de la sédentarité, à remuer neurones et muscles pour gérer nos pathologies hypermodernes.
De la jouissance de l’exploit sportif au plaisir d’un jogging dominical avant de bruncher en famille, s’activer – non utilitairement comme le serait un bon ménage de fond ! –ouvre à la (re)découverte d’un corps et la bonne conscience de faire « ce qu’il faut » pour apaiser les tensions à mesure que les muscles se raffermissent. Rares sont ceux qui affirment, comme W.S. Churchill en son temps, armé d’un cigare et d’une bonne dose de whisky : « Absolutely no sport! »
À qui appartiennent nos corps ? À la science ? Aux GAFAM, qui ouvrent au temps réversible, à la fin de la défaite des corps? Au cortège des laboratoires et industries affûtés au rêve de gains financiers non négligeables? Aux interdits de l’hygiénisme ambiant ? À l’univers connecté de l’intelligence artificielle? Il est temps de poser des questions éthiques sur les nouveaux paradigmes de l’humain et du corps, pour en penser les limites et les potentiels. Les frontières sont devenues poreuses entre l’homme, l’animal et la machine humanoïde. Comment définira-t-on ce qui est humain et ce qui ne l’est pas, et cette question sera-t-elle, à terme, pertinente ?
*Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL).
Cet article est tiré de la Revue INfluencia n°29 : « Sport : Fair ? Play ! ». Cliquez sur la photo ci-dessous pour découvrir sa version digitale. Et par là pour vous abonner.