14 mai 2023

Temps de lecture : 8 min

Onzième tendance de l’étude 366/BVA : L’icône rurale

Voici la sixième édition de « Français, Françaises, etc. » réalisée par 366 et BVA avec également UPTOWNS, et KANTAR. L’étude fait notamment appel au big data sémantique avec la base ADAY, un corpus gigantesque de plus de 101 millions d’articles et 30 milliards de mots, soit 10 ans d’articles parus en PQR. Cette étude est réalisée tous les deux ans pour faire le point sur l’état de la France et révèle 10 tendances expliquées, décryptées et illustrées. Onzième tendance : L’icône rurale 

L’écume médiatique dit-elle la réalité des flux géographiques ? Depuis le Covid, à coups de reportages sur les néoruraux, de Parisiens installés dans des cabanes en bois dans la Creuse, de hausse des prix de l’immobilier dans les petites et moyennes villes, la revanche des territoires semble avoir lieu. Après deux siècles d’exode rural, la tendance serait en train de s’inverser. La crise sanitaire aurait sonné le glas du règne des métropoles. Lassés de la densité, les citadins se mettraient ainsi à fuir les grandes aires urbaines en quête de vert et d’espace. Les grandes gagnantes de cette aspiration à une meilleure qualité de vie sont toutes trouvées : les villes moyennes qui combinent haut niveau de service et taille humaine. 

Cette version « mainstream » correspond-elle vraiment aux mouvements de population ? Signe-t-elle un véritable rééquilibrage du territoire ? La réalité est sans doute plus nuancée. S’il y a un frémissement réel en faveur de certaines petites et moyennes villes, si certains Français bougent, le pouvoir et l’activité économique semblent bien arrimés au cœur des grandes villes. Emplois, services, culture, accélération permanente (avec par exemple désormais la livraison des courses essentielles en moins de 15 minutes) au service d’une économie « de la flemme » et du confort dans les grandes métropoles ; vert, nature, slow, qualité du cadre de vie en ruralité et dans les petites et moyennes villes : le choix des territoires est le parfait reflet de nos aspirations contradictoires et de nos besoins inconciliables. 

Cette bataille médiatique et médiatisée entre territoires, entre urbanité et nature, entre services et tranquillité, entre aspirations professionnelles et personnelles ne doit pas masquer non plus une généralisation de nouvelles inégalités, non pas entre les territoires, mais au sein même de ceux-ci. 

 

 

L’exode urbain, une aspiration réelle 

Dès le premier confinement, il aura été annoncé : l’exode urbain. Enfermés dans leurs (petits) appartements, privés de restaurants, de bars et de culture, de tout ce qui fait le charme de la vie urbaine, les citadins réalisent leur condition et aspirent désormais à changer d’air. Célébrée autant qu’elle a été moquée, cette aspiration s’est de fait minoritairement réalisée. Notre sondage exclusif le montre, la satisfaction d’une très large majorité de Français quant à leurs conditions d’habitat crée d’abord une forme d’inertie. 85 % de nos compatriotes se déclarent satisfaits de l’endroit où ils vivent et 84 % de leur logement et de leur région. Une satisfaction globale peu propice donc à créer de grands flux de migration dans le pays ! Il est corroboré par les études récentes sur la mobilité résidentielle qui ne révèlent pas de rupture, de fuite massive des villes vers les champs lors des deux dernières années. D’autant que dans les intentions et les anticipations, les mouvements semblent presque s’équilibrer : toujours selon notre enquête, 21 % des Français disent envisager de quitter la grande ville pour la campagne quand… 16 % déclarent à l’inverse avoir l’intention de déménager dans une grande ville (graphique 20). 

 

Une réalité sous-jacente 

A-t-on affaire alors à un simple effet de mode et une surmédiatisation de quelques cas parisiens ? Pas seulement, et pas si simple. Car tout se joue en fait selon la focale que l’on utilise. Au microscope, les géographes constatent ce qu’ils appellent des « petits flux » bien réels mais aux conséquences asymétriques. Presque imperceptible à l’échelle d’une grande métropole ou d’un pays, le départ de dizaines de ménages a en revanche un impact bien réel sur les territoires d’accueil ! Trois types de territoires enregistrent un « effet Covid » positif sur leur population : les villes moyennes d’abord, les communes périurbaines ensuite, et les espaces ruraux enfin. Mais l’exode n’est pas homogène, les profils et les projets sont bien différents. Il y a bien sûr la figure du télétravailleur. 

Rarement en full remote, il ne déménage pas complètement mais s’installe en bi- voire en tri-résidence à la recherche de calme et d’espace extérieur. Il y a ensuite les ménages en reconversion qui misent sur la micro- entreprise dans le bien-être, l’agriculture ou l’artisanat pour s’expatrier hors des grandes villes. On croise également des profils plus radicaux à la recherche d’un mode de vie alternatif plus ou moins proche de l’autonomie. Enfin, il faut également compter avec les profils plus classiques de personnes à la retraite, ou proche de l’être, qui accélèrent un projet existant de déménagement ou de bi-résidence. 

Si ces profils ne manqueront pas aux métropoles, qu’ils quittent parfois à moitié, ils ont certainement des effets sur leurs territoires d’adoption ! La conséquence la plus immédiate est la tension immobilière. Quand les prix plafonnent à Paris, voire baissent légèrement, ils augmentent considérablement sur certains territoires. Cela touche particulièrement des zones déjà attractives : les littoraux, les périphéries des villes moyennes, les « belles campagnes » bien connectées aux métropoles. Sur 200 villes moyennes surveillées par les notaires, 185 font état d’une augmentation des volumes de transaction, parfois importants ! Plus de 20 % pour Poitiers, Pau ou Narbonne entre 2018 et 2021. De la même façon, le prix médian a augmenté de 15 % en centre-ville allant jusqu’à créer des pénuries locales en renforçant la concurrence avec les acteurs locaux… Cependant, ce mouvement tient plus de la réallocation du capital que du travail… D’abord enthousiastes, les communes d’accueil se posent aujourd’hui la question de leur adaptation. Certaines ont mis en place des services pour attirer ces nouveaux venus – espaces de coworking, services de mobilité, etc. – mais beaucoup ont constaté que la variété de leurs situations ne garantissait pas un regain d’activité. En effet, une bonne partie ne réside pas en permanence dans sa nouvelle commune et s’investit moins que les « résidents » dans la vie locale. Le changement de vie se confond parfois avec une stratégie d’investissement, déséquilibrant les marchés locaux sans pour autant apporter un surcroît d’activité, à tel point que plutôt que de parler d’exode urbain, certains évoquent une « parisianisation » de certains territoires soudainement devenus rentables pour les habitants des métropoles. 

 

Permanence des fractures territoriales 

La difficulté à accéder aux services publics constitue également un frein à l’exode urbain, et renvoie en miroir à une situation qui reste explosive. La santé en est un bon exemple. Dans notre enquête, près d’un habitant d’une commune rurale sur deux se dit insatisfait de l’accès aux médecins et services de santé (perception concrète des déserts médicaux) quand presque trois quarts des habitants de l’agglomération parisienne s’en disent satisfaits (graphique 21). 

Il n’empêche, quelle que soit la réalité des flux géographiques, l’attrait pour la campagne, sa médiatisation pendant et après le Covid, ont changé l’image des petites et moyennes villes, et contribué à leur redonner de l’attractivité dans l’imaginaire collectif. Conjugué à des politiques publiques assez volontaristes de réhabilitation des centres des petites et moyennes villes, de lutte contre la vacance commerciale, de réouverture de cafés, conduites par l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires au sein des programmes « Action cœur de ville » et « Petites villes de demain », ce nouvel attrait contribue sans doute à atténuer la crise des villes moyennes qui a tant nourri le débat politique du début des années 2000 aux mouvements des Gilets Jaunes. 

 

 

L’âge du territoire 

L’exode urbain existe, même s’il ne concerne qu’une part réduite de la population. Ramené à la réalité des chiffres et, surtout, aux territoires de départ et d’accueil, on observe une constante : il vient renforcer et accélérer des dynamiques déjà existantes depuis plusieurs années. Tous les territoires ne sont pas subitement devenus attractifs. Il convient de rappeler qu’un tiers des départements continue de perdre des habitants depuis 2013. Les littoraux, Bretagne, Sud-Ouest et Méditerranée en tête, attirent toujours plus de monde et les grandes métropoles concentrent encore l’essentiel de la population et des richesses, étendant encore leurs aires d’influence et se payant même le luxe de voir leurs centres-villes redevenir plus attirants que les périphéries qui tiraient leur croissance depuis plusieurs dizaines d’années. 

La lecture de ces tectoniques géographiques peut néanmoins se lire avec un autre prisme, plus générationnel. Hors Paris, les jeunes continuent d’alimenter la croissance des grandes métropoles car ces dernières concentrent les grands pôles académiques et les grands acteurs économiques du pays. Les étudiants y affluent pour leurs études, ils y trouvent des amis, des partenaires et souvent un premier travail. Tous ces éléments tendent à les fixer pendant quelque temps avant qu’ils ne viennent éventuellement grandir les rangs de l’exode. Plus tard (et probablement plus tôt que leurs aînés), leurs aspirations à une meilleure qualité de vie et les contraintes de la vie de famille les amèneront sans doute en périphérie des métropoles ou vers les villes moyennes. 

À l’inverse, au moment de préparer leur retraite, les populations plus âgées alimentent la croissance démographique des zones littorales, agréables et pourvues de tous les services nécessaires. Les grands perdants de ces cycles établis depuis des dizaines d’années ? Les campagnes intérieures, dépourvues de grandes villes ou de paysages bucoliques, qui perdent des habitants années après années à l’image du nord est et du centre du pays. 

 

Le local ? Ma ville ! 

Ces grands mouvements, sur deux ou sur dix ans, dessinent finalement un pays assez équilibré au sein duquel les Français naviguent selon des cycles plutôt longs et mélangés. Cependant, il est trompeur de réduire le diagnostic des territoires à l’analyse des seuls mouvements de personnes. C’est oublier ceux qui ne bougent pas, les assignés plus ou moins volontaires, qui constituent une grande partie des habitants ! Car pour chaque nouvelle vague d’implantation, il y a des relégués. Les Bretons peinent à se loger face aux néomorbihannais de la même façon que les travailleurs du quotidien sont relégués toujours plus loin des cœurs de villes où ils travaillent par les familles de cadres qui s’implantent en première couronne. À chaque échelle sa gentrification. 

 

L’arrivée des dark stores 

La principale caractéristique commune des territoires attractifs est un haut niveau de services – publics et privés – qui suppose un certain nombre d’emplois pour les faire tourner. Plus le territoire est attractif, plus l’offre de services s’étoffe, moins les personnes qui tiennent ces emplois peuvent s’y loger, dans une logique auto-entretenue. La proximité entraîne une compétition pour l’espace disponible. Dans les métropoles, là où les magasins de vêtements remplaçaient les bistrots, ce sont désormais les dark stores qui remplacent des commerces et des logements pour permettre la livraison de courses en 10 minutes. Prenant de l’espace, et renforçant les conflits d’usage, faisant tourner une myriade de travailleurs ubérisés, ils participent à la course folle de l’accélération des services, et créent la polémique. Le gouvernement vient de publier un décret pour donner aux collectivités locales le pouvoir de mieux les encadrer et les réguler. Le territoire urbain devient ainsi mité par l’infrastructure de services que l’on croit invisibles, comme ceux qui les assurent. À la campagne comme en villes, les inégalités et les fractures s’approfondissent. 

Dans un pays où plus de 90 % vit en ville, la question de l’équilibre territorial réside moins dans la relation avec le monde rural ou entre les villes de taille différentes que dans l’aire urbaine en elle-même. Au­delà des clichés associant le local et le rural, les Français sont attachés à leurs villes autant qu’aux campagnes qui les entourent et ne distinguent pas les unes des autres. Les fiertés sont urbaines autant que régionales, de même que les cultures et les modes de vie. Et les zones de vie s’étendent… 

L’intrication des dépendances sociales et économiques est telle que l’Insee a dû réviser sa définition de l’aire urbaine pour l’étendre encore. Malgré les aspirations personnelles au vert, ce sont bien les villes, et leurs centres, qui continuent de façonner le mode de vie des Français. Mais dans les imaginaires, l’épidémie aura indubitablement contribué à redonner de l’attractivité aux campagnes, aux villes moyennes et à un mode de vie moins accéléré qu’en milieu urbain. D’un peu oubliés, ces espaces sont redevenus attirants et désirables. Une forme de victoire culturelle qui précède peut-être des transformations plus fondamentales des comportements et des flux résidentiels. 

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