2 janvier 2023

Temps de lecture : 9 min

Oliver Reichert (Birkenstock) : « Parvenir à vendre des sandales pour 120 euros a vraiment quelque chose de magique….

Dans son immense bureau rempli de vélos, de gigantesques maquettes de voilier et de photos encadrées dont celle de Serge Gainsbourg, de Freddie Mercury et de l’artiste dissident chinois Ali Weiwei, Oliver Reichert reçoit INfluencia, chaussé de ses éternelles sandales au pied malgré la neige qui entoure le très bel immeuble historique du centre de Munich.  L’ex-patron de la chaîne de télévision sportive DSF nous explique comment il a relancé le groupe allemand qu’il pilote depuis 2013. Le géant de deux mètres nous révèle également pourquoi la fratrie Birkenstock a choisi de vendre, l’an dernier, le bijou familial que leur arrière-grand-père avait fondé en 1774 et comment il est allé lui-même voir Bernard Arnault pour lui proposer de racheter cette pépite. Interview exclusive...

INfluencia : comment se porte Birkenstock ?

Oliver Reichert : on ne peut mieux. Nous avons créé un business model parfait. Dès que nous sortons un produit, il est en rupture de stock très rapidement. Depuis 2012, nous n’arrivons pas à répondre à la demande.  Malgré la pandémie, les confinements, les restrictions en Chine et l’inflation, nous continuons à croître à un rythme très soutenu. Parvenir à vendre des sandales pour 120 euros a vraiment quelque chose de magique….

Inspiré de la trace de pas naturelle laissée par un pied sur le sable, « lit de pied » contribue à ce que les pieds puissent passer des heures dans nos chaussures sans occasionner aucune gêne.

IN : comment expliquez-vous ce succès insolent ?

O. R. : nous avons la chance d’avoir créé une catégorie sur laquelle personne d’autre n’est présent. Le cœur de notre produit est notre semelle ergonomique. Lancée dans les années 30, notre « lit de pied » (« Fubbett » en allemand ») est l’élément central de toutes nos chaussures. Inspiré de la trace de pas naturelle laissée par un pied sur le sable, il contribue à ce que les pieds puissent passer des heures dans nos chaussures sans occasionner aucune gêne. Avec ses deux couches de jute, sa semelle flexible en liège et latex ainsi que son revêtement en cuir velours, il favorise une bonne santé et procure une sensation encore plus confortable. Nous ne faisons aucun compromis sur sa qualité et la fonctionnalité de nos chaussures. Nous ne forçons personne à porter nos semelles mais généralement quand une personne les essaye, elle ne revient jamais en arrière. Notre lit de pied est une alternative à la sneakerisation du monde.

38 entreprises coexistaient les unes à côté des autres avec des structures actionnariales différentes. D’une usine à l’autre, les différences de salaire pouvaient atteindre 20%. Rien n’avait été centralisé sur le plan administratif.

IN : Vos semelles ne sont pas nouvelles mais elles n’ont pas empêché votre groupe de connaître des hauts et des bas durant son histoire.

O. R. : les histoires d’entreprises familiales ne sont pas toujours simples. Lorsque j’ai rencontré Christian Birkenstock par l’intermédiaire d’un ami, il m’a parlé de sa situation familiale (les trois frères qui co-dirigeaient le groupe ne s’entendaient pas n.d.l.r.). Je lui ai dit la manière dont je voyais les choses. Des semaines plus tard, il m’a appelé pour me demander conseil et une amitié est née. La structure du groupe était totalement confuse. 38 entreprises coexistaient les unes à côté des autres avec des structures actionnariales différentes. D’une usine à l’autre, les différences de salaire pouvaient atteindre 20%. Rien n’avait été centralisé sur le plan administratif. Chaque société avait sa propre comptabilité, son service IT, son responsable du personnel.  A un moment, nous nous sommes dits avec Christian que nous allions relever le défi ensemble et il m’a confié les rênes de l’entreprise.

IN : quels sont les premiers chantiers sur lesquels vous vous êtes concentrés ?

O. R. : nous avons déjà revu la réorganisation interne du groupe et nous avons fait évoluer notre catalogue qui est beaucoup plus saisonnier que dans le passé. Nous avons la chance d’avoir un produit qui peut être très facilement customisable. Nous changeons une boucle, un matériau ou une couleur et nous voilà avec un modèle original à proposer à nos clients. Nous puisons aussi beaucoup dans nos archives pour relancer des modèles anciens. Cette particularité plait tout particulièrement aux distributeurs qui aiment avoir des références exclusives pour les enseignes.

je me fous de la mode.

IN : ces lancements vous permettent aussi d’être une véritable marque de mode alors que votre design a souvent été montré du doigt pour son style plutôt « brut de décoffrage » pour ne pas dire franchement vilain…

O. R. : je me fous de la mode.  Inditex,  maison-mère de Zara fait de la mode douze fois par an. Cela ne veut rien dire. Nous ne travaillons pas sur le court terme. Nous courons un marathon, pas un sprint. C’est pour cela que nous suivons une stratégie centrée sur le client et cherchons à comprendre les besoins du marché.

ces collaborations avec le luxe sont un moyen pour nous de ne pas nous enfermer dans un musée, d’accroître notre notoriété et de faire essayer nos chaussures à une clientèle qui n’aurait jamais acheté de Birkenstock ...

IN : vous multipliez pourtant les partenariats avec des designers et des marques de mode pour lancer des modèles exclusifs souvent vendus très cher. Vos sandales et mules pour Dior sont proposées à… 960 euros sur le site de la griffe de l’Avenue Montaigne.

O. R. : ces collaborations sont un moyen pour nous de ne pas nous enfermer dans un musée, d’accroître notre notoriété et de faire essayer nos chaussures à une clientèle qui n’aurait jamais acheté de Birkenstock. Une femme qui vit à Park Avenue à New York a envoyé son majordome dans une de nos boutiques pour acheter tous les modèles créés par Manolo Blahnik. Elle ne serait jamais venue chez nous sans ce partenariat. Nous voulons toutefois nous assurer que les gens continuent de choisir nos produits pour les bonnes raisons et non pour être à la mode. C’est pour cela que nous ne faisons aucun compromis sur nos semelles et que nous avons récemment fait appel au T Brand Studio, la maison de production du New York Times, pour tourner une série de documentaires intitulée « Ugly for a reason ». Notre mission est de faire comprendre au plus grand nombre les qualités intrinsèques de nos produits et non pas d’être à la pointe de la mode. Nous voulons jouer un rôle d’enseignant tout en prenant garde à ne pas devenir des donneurs de leçons. C’est pour cette raison que dans notre série « Brand Stories » nous interrogeons des gens qui adorent nos sandales mais aussi d’autres qui ne les aiment pas du tout. Et puis la mode nous permet de ne pas dépenser un sou sur les réseaux sociaux. La quasi-totalité de notre présence sur le web est du « earned media ».

IN : êre à la mode permet toutefois d’accroître ses prix de vente et dans ce domaine, vos tarifs semblent être à la hausse année après année…

O. R. : les marques de mode ne calculent pas leurs prix en fonction de la valeur réelle de leurs produits mais selon les tarifs que leurs clients sont supposés être prêts à dépenser pour se les offrir. Notre stratégie n’est pas du tout celle-là. Il est vrai que nos prix ont récemment eu tendance à augmenter mais ils prennent en compte l’inflation qui a touché toutes nos matières premières comme le latex, le cuir et le liège. Nous voulons toutefois nous assurer que tout le monde puisse s’offrir nos chaussures. Alors si certains de nos modèles peuvent se vendre cher, nos sandales Madrid à une bride sont proposées à 60 euros et nos Honolulu en EVA sont vendues 35 euros.

IN : comment comptez-vous répondre à la demande croissante et résoudre vos problèmes de rupture de stock ?

O. R. : en ouvrant une toute nouvelle usine. Nous voulons absolument fabriquer l’intégralité de nos produits en Allemagne. En plus de notre usine historique située à Görlitz en Saxe (dans l’ancienne RDA), nous allons inaugurer dans les tous prochains mois un tout nouveau site à Pasewalk dans le nord-est du pays. Les 110 millions d’euros que nous allons investir sur place vont nous permettre de produire chaque année plusieurs dizaines de millions de sandales en EVA et en PU (deux matières plastique, NDLR). Nous allons commencer par employer 1000 collaborateurs dans cette usine.

IN : le plastique n’est pas très bien vu de nos jours. Vous communiquez également très peu autour de vos objectifs et de vos réalisations en matière de RSE alors que plusieurs autres de vos concurrents comme Timberland, Patagonia ou UGG sont plus bavards sur ces sujets…

Nous allons devoir nous atteler prochainement à la RSE  pour rassurer les gens qui pourraient se poser des questions autour de ces sujets.

O. R. : les personnes bien informées savent que nous sommes une entreprise allemande qui fabrique tout ses produits en Allemagne et qui achète l’intégralité de ses matières premières en Europe. La loi allemande est très stricte concernant la RSE. Nous sommes entourés de sociétés qui font du greenwashing à tire-larigot pour couvrir le fait qu’elles fabriquent tout en Asie. Ce n’est pas notre cas. Et puis quand vous analysez dans le détail la manière dont travaillent les agences de notation, vous réalisez que la plupart des entreprises se contentent de balayer la poussière en surface, concernant leurs pratiques. Alors même si nous reconnaissons que nous devons être encore plus transparents concernant nos pratiques qui sont, je le rappelle irréprochables, -nous ne nous réveillons pas chaque matin en nous disant que nous devons avancer dans l’urgence sur ce dossier-. Nous allons devoir nous y atteler prochainement pour rassurer les gens qui pourraient se poser des questions autour de ces sujets.

Pour moi, LVMH est le dernier véritable groupe au monde entièrement centré autour du luxe. Sa position est unique.

IN : vous êtes passé l’an dernier sous le giron de L Catterton, le fonds franco-américain du groupe LVMH et de la holding familiale Financière Agache, la société d’investissement privée de Bernard Arnault. Comment se sont passées ces négociations ?

O. R. : tout a été très vite. Six semaines tout au plus… Dès 2012, nous étions convenus avec les membres de la famille Birkenstock qu’il serait éventuellement nécessaire de passer les commandes de la société à un autre groupe. Les deux frères qui se partageaient le capital s’entendaient bien mais ils avaient dû régler un conflit familial pour en arriver là. Ils ne voulaient pas que la génération suivante connaisse les mêmes problèmes. L’un deux à cinq enfants, l’autre deux avec des mamans différentes. Cela aurait créé des pressions, de la colère, et des rivalités. Les frères m’ont donc demandé de trouver un repreneur qui correspondrait le mieux à leur entreprise. Nous n’avions pas besoin d’argent car notre société génère du cash. Une fois le groupe bien relancé, je suis donc parti à la recherche d’un partenaire stratégique mais je voulais éviter, si possible, un investisseur purement financier qui a des objectifs assez court-termistes.

IN : c’est donc vous qui est allé trouver Bernard Arnault ?

O. R. : tout à fait. LVMH était mon premier choix car je trouve que Bernard Arnault dirige son groupe familial avec beaucoup de respect et de savoir. Pour moi, LVMH est le dernier véritable groupe au monde entièrement centré autour du luxe. Sa position est unique. Nous sommes d’ailleurs assez similaires à d’autres marques de ce secteur au risque de paraître mielleux. Nos marges bénéficiaires, nos circuits de distribution, notre clientèle et la rareté de nos produits nous rendent assez comparable à Hermès. Et tout comme Ferrari, nous n’arrivons pas à répondre à la demande.

Quelles sont les deux marques qu’il possède et qui ne sont pas dans la corbeille de LVMH mais directement contrôlées par Financière Agache ? Christian Dior et… nous.

IN : comment se sont déroulé les négociations de reprise avec Bernard Arnault ?

O. R. : le plus simplement du monde. Je l’ai appelé et il m’a reçu dans ses bureaux parisiens. Bernard Arnault est un peu comme Leo Kirchen Allemagne (cet entrepreneur allemand décédé en 2011 est surnommé le père de la télévision privée allemande. Son groupe éponyme, qui a fait faillite, était notamment propriétaire de DSF, la chaîne qu’Oliver Reichert a dirigé n.d.l.r.). Tout le monde parle d’eux mais rares sont ceux qui les ont personnellement rencontrés. Bernard Arnault est très intelligent. Les négociations de reprise ont eu lieu en pleine pandémie. Je l’ai vu à son siège et je me suis rendu à plusieurs reprises à Paris et à Londres pour discuter avec certains de ses cadres. Tout s’est fait très vite car nous avons tout de suite été très ouverts et francs. Nous lui avons ouvert nos livres de comptes et nous n’avons rien caché sous le tapis. Les Américains ont toujours tendance à survendre leurs actifs pour tirer les prix vers le haut. Nous autres avons plutôt tendance à faire le contraire. Si j’écrivais un jour un livre sur ces négociations, personne ne le croirait…

IN : pourquoi Bernard Arnault a-t-il décidé d’utiliser L Catterton et sa holding familiale pour vous racheter au lieu de vous faire rentrer dans le giron de LVMH ?

O. R. : il faudrait lui demander mais cela prouve, selon moi, l’importance qu’il nous donne. Quelles sont les deux marques qu’il possède et qui ne sont pas dans la corbeille de LVMH mais directement contrôlées par Financière Agache ? Christian Dior et… nous.

Aujourd’hui, Birkenstock est en pleine croissance et notre marge est supérieure à celle de LVMH. Il suffit de consulter nos chiffres pour comprendre pourquoi notre repreneur nous laisse une grande liberté…

IN : quelle est l’influence de Bernard Arnault dans votre groupe ?

O. R. : il n’intervient pas du tout dans la gestion de Birkenstock. J’effectue mon reporting auprès de deux dirigeants de L Catterton mais ils ne s’immiscent pas dans notre business. Ce changement d’actionnaires me permet de parler directement avec d’autres cadres du groupe comme le patron de Dior mais j’aurai pu facilement discuter avec eux avant ce rachat. Le non-interventionnisme de LVMH s’explique. S’ils nous avaient acquis en 2012, ses dirigeants seraient plus présents dans la gestion de notre marque car nous étions alors une entreprise familiale de la vieille école comparable un peu à Tiffany & Co que Bernard Arnault a récemment racheté. Aujourd’hui, Birkenstock est en pleine croissance et notre marge est supérieure à celle de LVMH. Il suffit de consulter nos chiffres pour comprendre pourquoi notre repreneur nous laisse une grande liberté…

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