Quand Uber annonce au début du mois avoir testé positivement un algorithme permettant de connaître à l’avance la destination de ses passagers, le géant du transport privé de personnes consolide l’avènement programmé du commerce prédictif.
Si Edward Snowden a redonné au Big brother d’Etat son rôle spinalien de grand méchant loup, la data de marketing le fera-t-elle rapidement passer pour un agneau ? En révélant sa nouvelle arme algorithmique de données prédictives, Uber démontre que les marques pourront très vite connaître en amont le comportement des consommateurs. Officiellement c’est pour mieux l’anticiper et améliorer l’expérience d’utilisation. Mais officieusement, cela leur donnerait un pouvoir de surveillance sur les comportements et les processus de consommation que la NSA pourrait presque jalouser.
Fin août dans Le Monde, le correspondant du quotidien à San Francisco expliquait pourquoi la startup vedette de véhicules de transport avec chauffeur (VTC) dérangeait autant, aux Etats-Unis comme en Europe. Deux mois plus tôt, le tueur de taxis, qui pour en finir avec son concurrent officieux s’est payé un ex-conseiller vedette de Barack Obama avait levé 935 millions d’euros. Après ce tour de table historique, la société créée en 2010 et valorisée aujourd’hui à quelque 15 milliards d’euros affine sa stratégie pour profiter de cette nouvelle manne financière. La data prédictive fait partie intégrante du plan de bataille érigé par Travis Kalanick, fondateur et patron d’Uber.
C’est notre confrère nord-américain John Paul Titlow dans Fast Company qui nous a aiguillé sur la piste de la nouveauté technologique développée et testée par Uber. Comme le justifie le grand patron, « (nos) racines proviennent de la technologie », pas étonnant donc que l’analytique prédictive dépeinte par Eric Siegel l’an passé dans un livre référence franchisse un nouveau cap dans le labo à data d’Uber.
Des tests pertinents trois quart du temps
C’est par un post didactique publié début septembre sur son blog que la startup de VTC a détaillé le dernier développement de l’équipe de #UberData : la data ne sert plus seulement à mieux connaître les utilisations du service par les consommateurs mais à carrément anticiper l’intérêt de son usage. Pour se la jouer Minority Report, Uber a utilisé la statistique bayésienne afin de prédire la future destination de ses utilisateurs. Testé sur des passagers anonymes, l’algorithme a réussi un joli 75% de réussite. « Nous nous sommes servis des modèles de déplacement de 3000 utilisateurs dans San Francisco, au cours des premiers mois de 2014. Nous partons du principe que chaque trajet tagué par un passager fournit une data pertinente sur sa destination. Que l’endroit indiqué dans l’application soit le lieu où il voulait vraiment se rendre constitue le fondement même de nos prédictions », explique Ren Lu sur le blog de Uber.
Concrètement, la formule analytique du concurrent acharné de Lyft, autre acteur incontournable du VTC, repose sur trois facteurs clefs : l’historique et le comportement des utilisateurs en plus de la popularité générale des lieux spécifiques. En mixant le tout dans un algorithme, Uber peut aujourd’hui trois fois sur quatre savoir à l’avance si vous allez vous rendre dans un bar à l’autre bout de la ville ou chez un ami à quelques minutes du lieu de prise en charge.
Kleenex prévient votre grippe
Officiellement, cette avancée dans la data prédictive est censée améliorer l’expérience de chaque utilisateur. Comme toute startup basée sur les recommandations et la communauté, Uber a tout à gagner à mieux comprendre ceux qui sollicitent ses services. Mais la société californienne n’explique pas explicitement quels seront les avantages et améliorations pour le passager comme pour le chauffeur. Si John sait à l’avance que Mike va vouloir aller de chez lui à sa salle de sport située à 3 km, que peut faire Uber comme John pour rendre Mike encore plus satisfait de son trajet ? Uber ne répond pas encore à cette question mais Ren Lu sous-entend clairement qu’avec cet algorithme, l’ambition de #UberData est de ne pas juste prédire la destination. Evidemment.
Ce projet qui paraissait si fou il y encore un an et semble inévitable aujourd’hui, d’autres marques le partagent. Comme l’évoquait début juillet l’observatoire d’INfluencia, Amazon ambitionne de rapidement commencer à livrer les produits chez les particuliers, avant même qu’ils soient commandés. Improbable ? Peut-être pas, tant la firme de Jeff Bezos s’ancre chaque jour un peu plus dans le quotidien des consommateurs, avec son futur smartphone (le Fire Phone) ou, encore, sa fameuse télécommande « Dash », connectée en Wi-Fi et équipée d’un lecteur de codes-barres, qui permet de faire ses courses en ligne depuis le canapé.
Quand avec MyAchoo.com Kleenex joue la carte de la « Youtility » pour prévenir le consommateur d’un risque de grippe trois semaines à l’avance – vous l’aurez compris pour qu’il puisse en amont faire sa provision de mouchoirs, elle aussi rend le commerce prédictif de moins en moins fantasmatique. Idem pour Volkswagen quand le constructeur allemand anticipe les besoins de maintenance.
Vers une uniformisation de la pensée ?
Big Data est bel et bien en train de donner chair au commerce prédictif, en le nourrissant d’une courbe exponentielle de données personnelles. Leur production est dopée par les taux d’équipement et d’usage croissants de terminaux comme les smartphones et tablettes, sans oublier, bientôt, les objets connectés. Un chiffre pour s’en persuader : 90% des données personnelles produites dans le monde l’ont été… au cours de ces deux dernières années. Un autre pour se convaincre de l’urgence d’agir, sous peine de se voir submerger : moins de 1% d’entre elles sont analysées.
On pourra se réjouir de la valeur ajoutée apportée par l’analyse des données à l’expérience client offerte, de la sécurisation des décisions économiques, mais on pourra aussi s’inquiéter des conséquences de l’industrialisation de la data sur la diversité de la création. Et sur leur capacité à prédire nos actions et nos réactions. « Les collecteurs-exploitants de données numériques menacent de générer une nouvelle forme de totalitarisme, pas si éloignée des sombres fantaisies de la science-fiction. Sorti en 2002, le film « Minority Report », imagine la dystopie d’un monde futur régi par la religion de la prédiction. Identifier des criminels qui ne le sont pas encore : l’idée paraît loufoque. Grâce aux données de masse, elle est désormais prise au sérieux dans les plus hautes sphères du pouvoir », écrivent Viktor Mayer-Schönberger et Kenneth Cukier, respectivement professeur à l’université d’Oxford et journaliste, auteurs de « Big Data ; la révolution des données est en marche ».
Avec le programme « Far Out », développé par deux chercheurs de Google et Microsoft à partir de la collecte et l’analyse de quelque 150 millions de données GPS fournies par le mobile de 307 personnes bénévoles et 397 véhicules sur des périodes longues, de 7 à 1247 jours, il est désormais possible de répondre à la question « Où serez-vous dans 285 jours à 14 heures ? ». On imagine aisément tous les bénéfices que le marketing pourrait tirer de ce programme prédictif de mobilité humaine. « L’une des finalités les plus importantes de la Big Data, c’est d’améliorer la performance de l’analyse prédictive. Le risque, c’est de ne plus rien laisser au hasard, l’uniformisation de la pensée », rappelle Mouloud Dey, directeur business solutions chez SAS. Si seulement c’était le seul risque…
Benjamin Adler / @BenjaminAdlerLA
Rubrique réalisée en partenariat avec ETO