5 juin 2023

Temps de lecture : 7 min

« Nous vivons plus généralement un basculement de notre vision du progrès », Rémy Oudghiri (Sociovision)

Rémy Oudghiri, sociologue, directeur général de Sociovision (groupe Ifop) analyse pour INfluencia les grandes tendances en matière de consommation. Il est aussi l’auteur de plusieurs livres dont La société très secrète des marcheurs solitaires (PUF, 2022) et L’échappée belle. L’art de s’évader un peu chaque jour (PUF, 2023).
INfluencia : Quelles grandes tendances lourdes de la société française voyez-vous en matière de consommation ?

Rémy Oudghiri : En matière de consommation, les progrès de l’économie circulaire représentent sans doute la tendance la plus spectaculaire des dernières années. De plus en plus, on recycle, on répare, on reconditionne. Et surtout, le marché de l’occasion connaît un boom spectaculaire. Au début de la décennie 2010, un tiers des consommateurs achetaient ou vendaient des produits d’occasion. Aujourd’hui, deux tiers sont concernés. Le rapport au neuf et à la nouveauté s’est complètement modifié. C’est un changement de paradigme : désormais, on envisage d’acheter d’occasion plutôt que d’acheter neuf. Dans la mode vestimentaire en particulier, les jeunes se tournent de plus en plus vers la fripe et la seconde main. Ces tendances traduisent l’essoufflement du modèle de l’hyperconsommation. Si celui-ci n’a pas disparu (il suffit de penser au succès de Shein), il fait l’objet de critiques croissantes.
Mais nous vivons plus généralement un basculement de notre vision du progrès. Les symboles de la société de consommation sont de plus remis en cause : le plastique, certains pesticides, les produits jetables, l’avion… Ceux-ci étaient jusqu’à il y a peu des signes de progrès et de prospérité, ils sont devenus, au cours des dernières années, des ennemis à abattre.

 

Plus on avance dans le 21ème siècle, plus les gens regardent vers le passé
INf. : Quelles grandes aspirations et valeurs percevez-vous ?

R.O. : Notre société traverse une grande éclipse du futur. Il est de plus en plus difficile de se projeter à l’avenir. Conséquence : on est de plus en plus nostalgique du passé. Le succès remarquable de la vague vintage l’illustre bien. En 2010, 34% des Français avouaient « aimer les objets vintage ». Ils sont aujourd’hui 57% ! Plus on avance dans le 21ème siècle, plus les gens regardent vers le passé. Le vintage, sorte de consommation réconfort, rassure. Les produits du passé fonctionnent comme des talismans qui conjurent l’incertitude.
Cette panne de l’avenir a une autre conséquence : on vit de plus en plus au présent. C’est très visible dans l’évolution du rapport au travail. Les actifs d’aujourd’hui ne sont plus prêts aux mêmes sacrifices que les générations précédentes. Ils veulent profiter de la vie hic et nunc, car demain est incertain. Ils sont prêts à travailler, contrairement à une idée reçue, mais ils veulent préserver leur vie personnelle. Cela pose des questions majeures en matière de recrutement et d’emploi. Comment, dans les secteurs en tension, concilier aspirations au bien-être et contraintes professionnelles ?

 

Peur, fuite et envie de se réorienter : trois types de réactions à observer
INf. : Inflation, crises sanitaires, inquiétude vis à vis de l’alimentation, etc. Les consommateurs sont inquiets. Quelle lecture faites-vous de leurs comportements chez Sociovision ?

R.O. : Dans le contexte actuel, trois types de réactions sont observables.

La première consiste dans la peur. L’une des craintes les plus répandues aujourd’hui est celle du déclassement. De plus en plus de Français que l’Insee identifie comme appartenant à la classe moyenne se définissent spontanément comme « classe modeste ». L’inflation les a touché de plein fouet. Ils sont obligés de revoir leurs ambitions à la baisse et sont convaincus qu’ils vivront moins bien que les générations précédentes. L’idée d’un déclin inexorable est en train de s’installer dans de nombreuses couches de la population. Il y a aussi un regain du sentiment d’insécurité qui s’ajoute aux peurs et augmente les vulnérabilités individuelles.

Le deuxième type de réaction consiste dans la fuite. Puisque le présent fait peur, on se coupe de l’actualité. Il y a ainsi de plus en plus de personnes qui refusent de s’informer. Elles préfèrent se réfugier dans l’imaginaire. Ainsi, aujourd’hui, l’activité qui apporte le plus de plaisir aux Français – de leur propre aveu – est de regarder des fims et des séries. Depuis le covid, Netflix et les autres plateformes vidéo se sont imposées dans les foyers. Les séries que l’on regarde de façon compulsive opèrent une sorte de catharsis sur nos contemporains. On fuit également les villes, leur agitation, leur stress, pour se réfugier dans des lieux proches de la nature.

Le troisième type de réaction réside dans l’envie de se réorienter. De plus en plus d’actifs songent à changer d’employeur ou de métier. Nombreux sont ceux qui ont envie de recommencer leur vie à zéro. Il y aussi ceux qui « bifurquent ». Certains jeunes diplômés rêvent ainsi de « sortir du système ». Dans plusieurs grandes écoles, on a vu émerger un courant de « déserteurs » qui se retournent contre les grandes entreprises accusées d’être responsables du désastre écologique.

INf. : Comment analysez-vous les stratégies des Français face à l’inflation ?

R.O. : L’inflation a modifié en profondeur le comportement des Français. On peut dégager cinq tendances principales.
La première – peut-être la plus frappante – consiste dans le sacrifice du budget alimentaire. En 2022, 24% des personnes interrogées déclaraient réduire régulièrement les dépenses alimentaires les derniers jours du mois. Pour bien prendre la mesure du phénomène, il faut rappeler que ce chiffre était de 18% en 2021. En 2009, au plus fort de la précédente crise, il était à 16%. Et, surtout, la comparaison avec 1990 est vertigineuse. À l’époque, seulement 7% des Français étaient dans cette situation… Le contexte est donc inédit et traduit l’intensité du choc inflationniste actuel.

Autre tendance : l’insolent succès des promotions. Pour faire face à la hausse des prix, les consommateurs se jettent sur celles-ci. Les enseignes de distribution l’ont bien compris, qui multiplient les campagnes promotionnelles. Et les consommateurs répondent à l’appel. Le recours aux bonnes affaires est plébiscité par un Français sur deux.

Troisième tendance : les consommateurs sacrifient la qualité et se tournent vers des produits moins chers (marques distributeurs, marques premiers prix). Conséquence : on observe une nette diminution de ceux qui, en temps normal, déclarent « acheter des produits de bonne qualité même s’ils sont plus chers » et, simultanément, on note une augmentation sensible de ceux qui disent « faire systématiquement attention au prix et moins à la qualité ».

Quatrième tendance : l’inflation marque le grand retour du « faire soi-même ». Quand c’est possible, les consommateurs préfèrent faire eux-mêmes plutôt que de dépenser de l’argent : cuisiner, bricoler, réparer…

Enfin, les consommateurs sont conscients que de nombreuses enseignes récompensent leur fidélité. Ils se remettent à utiliser les cartes de fidélité des magasins qui les proposent.

 

Les marques restent des emblèmes familiers. Mais elles doivent s’engager
INf. : Les consommateurs attendent-ils toujours des marques qu’elles les rassurent ?

R.O. : Les marques restent des points de repère importants. En effet, dans le flux incessant d’informations contradictoires auxquels sont exposés quotidiennement les consommateurs, elles restent des emblèmes familiers. Aujourd’hui, la prime est à la cohérence et à la continuité. On apprécie d’une marque qu’elle cultive ses fondamentaux et qu’elle ne s’éloigne pas trop de son cœur de métier. Ainsi la soupçonnera-t-on moins de trahir ses valeurs. Surtout on y verra la preuve que la qualité est préservée. En période d’instabilité, tout ce qui ne change pas paraît solide. On valorise les marques pour cette raison même.
Mais s’inscrire dans la continuité ne suffit pas. De plus en plus, on attend des marques qu’elles s’engagent. Plusieurs domaines sont concernés. D’abord celui de la transition écologique. Si chacun a son rôle à jouer dans celle-ci – citoyens, pouvoirs publics – les entreprises aussi sont attendues. Les jeunes générations, en particulier, sont de plus en plus attentives. Il y a aussi le traitement des fournisseurs ou des producteurs ainsi que l’égalité hommes-femmes qui retiennent de plus en plus l’attention.

INf. : La transition vers un mode de vie plus durable est-elle vraiment devenue une évidence aux yeux des Français ?

R.O. : Seulement 12% des Français considèrent que la transition écologique n’est pas un sujet important. Pour la très grande majorité, il faut s’orienter vers un mode de vie plus durable. Mais il y a des désaccords sur l’intensité et le rythme que cette transition doit prendre. Ainsi, 35% pensent qu’il y a d’autres sujets tout aussi importants comme la sécurité ou les questions économiques et qu’il faut faire la transition mais sans négliger ces autres problèmes. 53% – soit la majorité des Français – estiment qu’il est urgent d’aller plus vite, plus loin, plus fort. La situation déplorable de l’environnement l’exige à leurs yeux. Mais à l’intérieur de cette majorité, il y a aussi des divergences entre ceux qui pensent que la science (les ingénieurs, les start-ups, les entreprises) trouvera les solutions à la crise écologique et ceux qui sont convaincus qu’il faut rompre avec la croissance et la société de consommation. Bref, la France est bien engagée dans la transition écologique mais non seulement la route sera longue, mais elle sera semée de tensions et de conflits.

INf. : Quels sont les principaux freins des comportements responsables ?

R.O. : Il y a d’abord des freins psychologiques. Nombreux sont ceux qui ont grandi dans le confort et l’abondance de la société de consommation et qui ont du mal à y renoncer. Les nouvelles habitudes demandent du temps. La transition prendra plusieurs générations.
Il y a aussi, clairement, les freins financiers. Isoler son logement, acheter une voiture électrique, consommer régulièrement des produits bios, cela représente un budget inaccessible à une grande partie de la population. L’enjeu de la société de demain sera la démocratisation de la consommation responsable.
D’autres freins existent comme le manque d’infrastructures. Dans une grande partie du territoire français, la voiture est le seul moyen de transport disponible. La fameuse « France périphérique », celle qui dépend quasiment exclusivement de sa voiture, englobe 53% des Français ! Là encore, le développement de transports publics est une solution, mais cela prendra des décennies.
Enfin, le dernier frein est idéologique. Même s’ils sont minoritaires, certains climato-sceptiques et groupes de pression font tout pour discréditer ou atténuer les exigences de la transition. Pour les partisans de la transition écologique, il y a donc un combat philosophique et politique à mener. Les guerres culturelles ne font que commencer.

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