5 décembre 2022

Temps de lecture : 5 min

« Nous sommes un peuple de brillants trouillards »

Les réfractaires aux technos deviendront inutiles, le travail salarié est un truc has been, Les Français ? Vous parlez de ce peuple de retardataires allergiques aux risques ? Ce conférencier prospectiviste, expert de l’intelligence artificielle, la disruption et des nouvelles technologies ne fait pas dans la dentelle pour faire comprendre l’impact des changements digitaux dans les entreprises. Un ton qui est sa marque de fabrique pour rendre intelligibles les sujets de cette révolution… Stéphane Mallard est l’auteur de « Disruption – Intelligence artificielle, fin du salariat, humanité augmentée » (Dunod, 2018) dans lequel il nous convainc que l’IA nous remplacera bientôt tous… sans exception. Entretien « fast and furious » ! Une interview tirée de la revue 41 d'INfluencia
INfluencia : quel rapport les Français entretiennent-ils avec la technologie ?

Stéphane Mallard : Les Français sont allergiques aux risques, ils ont toujours été retardataires sur l’adoption des nouvelles technologies. Il y a bien quelques early adopters qui se tiennent à la page, mais c’est anecdotique. Nous sommes un peuple de brillants trouillards : nous cherchons à briller sans prendre de risque, d’où l’importance de la position et du statut social au détriment de ce que l’on produit réellement ; et lorsqu’une nouvelle technologie apparaît, nous nous demandons si elle ne risque pas d’être dangereuse, d’où notre obsession pour le principe de précaution. En Europe, il y a un véritable clivage dans ce domaine. Les pays du Nord sont nettement moins conservateurs que ceux du Sud ; l’effort et le risque y sont perçus comme vertueux. La chance de la France est d’abriter certains entrepreneurs géniaux comme Xavier Niel, qui a créé des infrastructures d’excellente qualité et qui ne coûtent pas cher. La question liée aux particularismes français a toutefois tendance à avoir de moins en moins de sens avec le temps.

IN : qu’entendez-vous par là ?

SM : aujourd’hui, le clivage est beaucoup plus générationnel qu’international. Les jeunes d’où qu’ils viennent se ressemblent beaucoup plus entre eux que différentes générations de même nationalité. C’était déjà vrai avec les millennials, mais cela l’est encore plus avec la génération Z, ces vingtenaires. Les nouvelles technologies sont la raison de ce bouleversement. Cette nouvelle génération veut faire exploser tous les modèles existants, y compris au travail…

IN : en quoi la technologie a-t-elle modifié notre rapport au travail ?

SM : dans le passé, les gens devaient rejoindre une entreprise afin d’avoir les outils professionnels nécessaires pour travailler et avoir accès à un marché pour leur compétence. Aujourd’hui, on trouve des outils de qualité professionnelle gratuitement en ligne. On n’a donc plus besoin d’être dans une entreprise pour bosser. J’irai même plus loin en disant qu’aujourd’hui, être cadre salarié est synonyme de médiocre compétence, puisque les plus compétents quittent massivement le salariat pour se mettre à leur compte. Le signal s’est inversé. Les jeunes ne veulent plus de ces bullshit jobs à la Défense. Pour eux, le col blanc en CDI, costume-cravate et cartes de visite, est un ringard dont le travail n’a aucun sens. Le conflit générationnel au travail est hyper violent. Le tabou, c’est que souhaiter être salarié d’un grand groupe est devenu le signe soit de son incompétence soit de sa volonté de fournir peu d’efforts.

IN : comment les entreprises s’adaptent-elles à cette nouvelle donne ?

SM : pas mal de patrons encore viennent me dire qu’ils ne parviennent pas à recruter, je leur demande alors : êtes-vous prêts à travailler avec des indépendants en les payant mieux que vos propres salariés ? Ils l’acceptent de plus en plus. Avec les free-lances, les entreprises économisent les coûts fixes des employés et peuvent donc leur verser des rémunérations nettement supérieures et surtout attirer les meilleurs. Ma conviction est que les entreprises n’auront, à (très long) terme, plus aucun employé en CDI et qu’elles feront uniquement appel à des indépendants très spécialisés et bien payés. J’ai bien conscience de la violence de mes propos par rapport au monde tel que nous le connaissons, mais c’est inéluctable.

IN : des sociétés franchissent-elles ce Rubicon ?

SM : tout à fait. Je connais des grands groupes de luxe qui ont cessé de signer des CDI et travaillent uniquement avec des free-lances, rémunérés bien au-delà de salariés, car ces personnes précisément remplissent, sans faillir, les missions qu’on leur donne. C’est un phénomène massif aujourd’hui, mais il existe depuis longtemps. Par exemple, les artisans plombiers et les électriciens travaillent à leur compte parce qu’ils gagnent mieux leur vie que s’ils étaient salariés. La nouveauté est que ce phénomène commence à toucher les cols blancs.

IN : quel a été l’impact de la crise sanitaire sur cette « uberisation » du travail ?

SM : elle a eu un effet d’accélérateur. Lorsque je prédisais, lors de mes conférences en 2018, que nous nous dirigions vers la fin du salariat, les entreprises me demandaient de ne pas le répéter. C’était le tabou absolu ! Aujourd’hui, elles m’encouragent à le dire. La période actuelle toutefois n’est que transitoire. Dans votre métier, dans le passé, les éditeurs embauchaient des journalistes pour écrire les articles. Puis ils ont fait appel à des indépendants. Aujourd’hui, les meilleurs free-lances créent leur propre média. À terme, tout sera automatisé.

Depuis la nuit des temps, nous avons tendance à travailler moins. La technologie ne fait qu’amplifier ce phénomène. Bientôt nous ne serons plus assez compétitifs face aux algorithmes et à l’I.A.

IN : tout le monde n’a pas l’envie ou les capacités pour devenir indépendants…

SM : les cadres salariés depuis de nombreuses années sont ceux qui vont avoir le plus de mal à se mettre à leur compte. Beaucoup n’auront aucune chance de trouver un emploi dans une autre entreprise s’ils se font licencier par leur employeur actuel. C’est un sujet politique hautement inflammable. Pour les plus jeunes, qui ont du mal à travailler en indépendant, il y aura d’autres indépendants pour les accompagner : chaque problème est une opportunité business.

IN : la technologie pourra-t-elle à terme nous remplacer totalement ?

SM : la technologie remplit déjà beaucoup de tâches que seul l’humain pouvait faire dans le passé. L’utopie ultime est que la machine et l’intelligence artificielle fassent tout le travail à notre place et que notre vie ne soit plus qu’une succession de loisirs.

IN : qui va payer nos salaires et subvenir à nos besoins si vos prédictions se réalisent ?

SM : les entreprises pourraient distribuer gratuitement une partie de leurs actions à leurs anciens salariés afin qu’ils puissent toucher des dividendes. L’État pourrait aussi taxer la valeur produite par les machines et redistribuer ces revenus à la population. Nous serions en quelque sorte tous actionnaires des machines qui produisent. Depuis la nuit des temps, nous avons tendance à travailler de moins en moins. La technologie ne fait qu’amplifier ce phénomène. De toute façon, nous ne serons bientôt plus assez compétitifs face aux algorithmes et à l’intelligence artificielle. C’est déjà le cas dans certains domaines. Aujourd’hui, la machine est plus efficace qu’un docteur pour détecter des cancers chez un patient. Ce phénomène va encore s’accélérer. Je dois constamment réactualiser les discours que je prononce lors de mes conférences, car tout change si rapidement. J’avais l’habitude de dire qu’il faudrait attendre encore dix ans pour que les algorithmes soient capables de comprendre des textes et ils l’ont fait en deux ans. Beaucoup pensaient qu’il faudrait patienter cinquante ans pour pouvoir modéliser l’ADN en 3D, et Google l’a réalisé en 2021. Ses chercheurs viennent également de trouver l’algorithme capable de multiplier efficacement des matrices. Le PDG d’IBM France avait, quant à lui, expliqué en 2017 qu’il serait impossible que la machine soit capable un jour de battre un champion du jeu de go. L’année suivante, Google y est parvenu. Plus les machines vont vite, plus elles sont capables de trouver des solutions. Ce phénomène est cumulatif.

Le capital humain est ce qu’il y a de plus important de nos jours, et la France n’a rien fait pour l’améliorer…

IN : envisageons ainsi la fin du salariat. Cela ne risque-t-il pas de créer de fortes tensions sociales ?

SM : la fin du salariat sera un choc énorme parce qu’il est la base de toutes nos sociétés. La transition risque d’être très violente. Mais comme lors de chaque bouleversement, les crises finissent par s’apaiser. Il est impossible de trouver une solution qui plaise à tout le monde. L’arrivée de l’électricité a provoqué la disparition des canuts lyonnais qui travaillaient pour les soieries. Les nouvelles technologies ne font qu’amplifier un phénomène quel que soit le secteur.

IN : la France est-elle parée pour répondre à ce profond bouleversement ?

SM : pas du tout. La valeur ajoutée sera de plus en plus basée sur les connaissances et, en France, l’éducation et la formation sont de mauvaise qualité. Nous aurions dû suivre l’exemple de Singapour, qui a beaucoup investi ces trente dernières années dans l’éducation. Aujourd’hui, sa population est très bien formée. Le capital humain est ce qu’il y a de plus important de nos jours, et notre pays n’a rien fait pour l’améliorer…

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