Sous le chapiteau du prestigieux Cirque du Soleil, Welby Altidor n’est pas prestidigitateur. C’est dans le costume de directeur de création qu’il est talentueux et il n’y a, selon lui, aucune magie derrière la créativité, il faut savoir dompter son génie. Suivons-le sur cette piste.
Précieux. Ce mot dit exactement Welby Altidor, que nous rencontrons dans l’effervescence du C2 Montréal pour parler de lui, de la créativité, du Cirque du Soleil – ou « Soleil » tout court comme il se plaît à le nommer –, où il est directeur de création. Une journaliste tentant de s’interposer, il lui explique qu’il s’est engagé avec la revue INfluencia, qu’il ne peut pas faire attendre. Précis, le personnage se dessine et impose déjà par un caractère franc, à la voix douce, mais parfaitement audible par-delà la foule et l’agitation du hall où nous nous tenons.
Il sera difficile d’échanger ici et nous nous dirigeons vers l’extérieur. Notre projet est d’évoquer la créativité et il n’aura pas fallu longtemps pour que ses actes devancent ses mots, il avise la grande roue élevée non loin et nous voilà « lovés » dans la nacelle. La poésie et l’ambiance de la fête foraine comme décor de notre interview, insolite. La ville de Montréal s’étale sous nos pieds, le Saint-Laurent s’écoule et nous nous envolons. Déroulé de la vision de ce grand DC en 70 tours de roue.
INfluencia : la créativité « Made in le Cirque du Soleil », ça donne quoi ?
Welby Altidor : c’est avant tout de la recherche. Une grande étendue avec ses terres à défricher et celles qu’il faut laisser au repos. Quand on amorce un projet, on est avant tout inspiré par un espace. On commence très large et on laisse décanter… puis une idée point. Souvent une idée que nous n’avions pas prévue. Cela se transforme en « spirale », un tourbillon d’essais, d’erreurs, et l’apparition soudaine de l’idée, qui nous désarçonne ! C’est un processus qui s’avère pour tous les projets. La création chez nous est collective et non personnelle, et c’est une vraie force. La préoccupation première du Soleil est de toucher les gens. Que ce soit au niveau de la technologie, de l’individu ou de la mise en scène, notre approche est holistique et authentique. C’est ce qui fait notre spécificité. L’art circassien, pour moi, n’est pas une machine, mais un organisme vivant depuis sa création qui fait que chaque jour est différent.
IN : Avez-vous des « rituels » lorsque vous composez, innovez ?
WA : tout d’abord, je vois une grande différence entre « artistique » et « créatif ». Et je ne me considère pas comme un créatif, mais plutôt comme un artiste. Il y a une dimension et une vision du monde plus profonde, et la vocation d’amener un point de vue sur notre civilisation. L’empathie pour le public est primordiale. Et puis je pense que la créativité est une pratique et non une onction divine allouée seulement à quelques-uns. On naît tous créatifs, mais beaucoup d’entre nous perdent malheureusement cette créativité en cours de route. On a tous un génie en nous, et rares sont ceux qui vont entrer en contact ou savoir l’activer…
IN : Y a-t-il quelque chose de propice à la créativité ?
WA : déjà, il n’y a pas de miracle. Mon travail sur la créativité est comparable à celui d’un jardinier qui cultive son petit jardin, qui n’est rien d’autre pour moi que le Cirque du Soleil. Beau jardin quand même… C’est un terreau fertile. Une surface brute pour que les personnes créatives y jouent avec le danger. J’aspire à créer une harmonie, certes, mais tout en animant une forme de dangerosité. C’est un état d’esprit pour encourager la création et la performance. Les meilleurs ne sont pas forcément les plus doués, mais ceux qui écoutent le mieux. C’est un critère sine qua non dans ma sélection.
IN :comment détecte-t-on un « bon artiste » ?
WA : il faut savoir percer l’identité créative de l’individu ; et dénicher les bons créateurs aux bons moments et en fonction des besoins. Trouver aussi des personnes qui nous nourriront de leurs projets, c’est à mes yeux fondamental pour forger un objet final qui tienne la route. Je souhaite aussi que toutes les démarches artistiques soient incarnées, chacun devant servir le propos et toucher individuellement les gens. Voilà comment je cherche. D’ailleurs, je voudrais ajouter que c’est à l’école que l’on devrait être capable de déceler les talents et leur permettre de s’épanouir. L’école devrait être le lieu où se devine le potentiel de créativité des enfants, et surtout celui de leur accompagnement. Il y a trop de conformisme…
IN : quelles sont vos influences ?
WA : everything is a remix ! Il y a toujours un matériau existant, qui appelle à être retravaillé, qui amène à l’exploration d’autre chose. Il est très rare de créer from scratch, ce qui n’empêche pas d’apporter un style et une partie de soi. J’aime parler d’immersion concernant mes influences. Et l’une de mes plus belles immersions fut un livre : To Kill A Mockingbird (Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, 1960) de Harper Lee. Je ne vous raconte pas l’histoire, mais c’est ce type d’influence qui m’a permis entre autres d’assumer mon identité d’artiste et d’assumer ma connexion universelle avec toutes les autres formes de culture. Ma fille va avoir 8 ans et je lui apprends à assumer sa différence, à ne pas avoir peur de sortir du lot, eu égard à ses valeurs et son éducation.
IN : le pouvoir de la création est en vous. Jusqu’où aimeriez-vous le pousser ?
WA : encore plus loin ! Concrètement, je voudrais maîtriser davantage les sciences sociales, qui me semblent incontournables pour explorer et comprendre d’autres univers. J’aime à penser que nous sommes entrés dans une nouvelle ère de la Renaissance. Il faut mixer les compétences : inciter sociologues, psychologues, etc. à travailler ensemble pour faire émerger ce qu’il y a de meilleur dans notre société. Je suis convaincu que cette ouverture aux sciences sociales va s’amplifier. Il faut aussi continuer à entretenir, en tant qu’artistes, cette capacité à voir les choses qui ne sont pas visibles. À voir des choses que les autres ne voient pas.
Si on prend du recul pour observer le parcours du Soleil, on peut être vraiment fier. On est parvenu à réaliser des choses incroyables, et notre vrai pouvoir a surtout été de contrôler notre destin. Cela présage que nous saurons franchir les étapes à venir. Nous sommes un cirque, il faut bien comprendre que les services, la production, la gestion, la logistique, tout est investi d’un esprit créatif. Et nous faisons partie d’un mouvement mondial qui n’a pas fini de s’étendre !
IN : votre meilleur climat créatif ?
WA : sans aucun doute, la contrainte. Sans cela, il n’y aurait ni jeu, ni audace. Et à côté, l’intuition, qui est aussi une force qui transcende et libère l’imagination. J’évolue dans une forme de liberté parsemée de contraintes, un espace qui est aussi comme une corne d’abondance. À moi de glaner et trier pour aller encore plus loin dans la créativité.
Article tiré de la revue N°14 consacrée à la « créativité »
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