Maître de conférences au collège de France, c’est par le biais de la paléoanthropologie que Pascal Picq aborde la curiosité : un levier fondamental de l’évolution humaine. Selon les mots de Brecht, lorsque « chacun est convaincu que d’un temps nouveau tout manque à notre propre temps », l’homme a cette aptitude en lui, inextinguible étincelle, qui lui permettra, le jour venu, de changer d’ère.
INfluencia : en quoi l’étude des singes nous permet-elle de comprendre le monde dans lequel on vit ?
Pascal Picq : parce qu’ils manifestent des comportements sociaux et cognitifs longtemps ignorés et très instructifs. Les singes, les grands singes et tout particulièrement les chimpanzés et les bonobos, ont inventé des réponses adaptatives parfois étonnantes et d’une grande pertinence. Ils nous donnent un recul considérable sur les réponses sociales et politiques de l’économie, la gouvernance, les relations entre les sexes, le contrôle des outils et des techniques, les organisations, l’éducation et même l’écologie. Il ne s’agit aucunement d’imiter telle ou telle espèce, mais d’admettre que les unes et les autres ont dû s’adapter en fonction de leur histoire propre, de leurs contraintes phylogénétiques et de leurs capacités d’innovation sociale, et d’en tirer des enseignements. Il en est de même entre les populations humaines, qui, les unes et les autres, ont adopté des réponses différentes qui seront utiles dans le cadre de notre civilisation mondiale 1.
IN : les animaux sont-ils curieux ?
P.P. : vous savez, j’habite à la campagne et je suis fils de maraîcher, j’ai l’habitude de beaucoup me promener et d’observer. Si quelque chose bouge dans un fourré, les chiens iront immédiatement voir ce qui se passe : peut-être une proie, peut-être des jeux… Si je suis avec mon cheval, en revanche, il va s’enfuir, la curiosité l’effraie. Chez les singes, c’est fréquemment lié à leurs caractéristiques adaptatives et à leurs capacités cognitives. Ce sont des animaux omnivores et frugivores, et leur régime alimentaire est très diversifié : des fruits, des insectes… jusqu’aux petits mammifères. Ils savent résoudre les problèmes à la fois collectivement et individuellement, ils utilisent des pierres pour casser des fruits, des « coques » pour puiser de l’eau, ils cherchent les meilleurs endroits pour se reposer et manifestent de vraies capacités d’exploration. Et si des objets leur plaisent, ils les échangent. En captivité, il leur faut toujours un environnement enrichi où ils peuvent être stimulés, sinon cela entraîne des déficiences cognitives.
IN : et Homo sapiens ?
P.P. : le premier représentant du genre humain est Homo erectus, la première espèce de grands singes à s’affranchir du monde des arbres et la seule à s’engager par-delà l’horizon et vers l’inconnu absolu sans savoir ce qui l’attend. Il s’agit d’un type de migration qui ne s’apparente en rien à celui connu chez les autres mammifères, ni chez les oiseaux, car ces migrations ne sont pas annuelles, pas seulement poussées par des pressions environnementales ou démographiques, et surtout sans idée de retour.
C’est comme cela qu’il y a deux millions d’années, déjà, des populations humaines s’étendirent sur l’Ancien Monde depuis l’Afrique. Mais l’espèce la plus « curieuse » de nouveaux horizons, la nôtre ou Homo sapiens, part d’Afrique il y a cent mille ans, arrive en Australie puis en Amérique par navigation avant de se retrouver en Europe. Cette curiosité s’associe à une autre caractéristique humaine : son aptitude à faire des médiations symboliques avec le monde qui l’entoure – comme la cosmétique ; nous sommes les seules espèces à changer notre apparence, à nous transformer avec du maquillage, des coiffures, des vêtements. Et pour tout cela, il faut une curiosité pour des éléments de l’environnement qui ne servent pas qu’à la survie : colorants, pierres, plumes, cornes… Cela commence avec Homo erectus et cela se retrouve chez tous ses descendants – chez les hommes de Néandertal, qui collectionnaient des animaux fossiles, comme chez nous.
IN : alors, la curiosité accompagne l’évolution de la lignée humaine ?
P.P. : comme toutes les autres espèces, l’homme a co-évolué avec son environnement, et sans curiosité, il n’aurait jamais découvert les ressources des nouveaux environnements conquis. Sa curiosité s’est transformée au fil de centaines de milliers d’années et les sciences modernes en sont les filles fécondes.Au siècle des naturalistes, entre 1650 et 1750, c’est l’époque des grands voyages, des cabinets de curiosités… On se dit que peut-être quelque chose de divin nous échappe, qu’en observant la nature, on va trouver les lois qui régissent l’univers. Les grands naturalistes, comme le Suédois Carl Linné ou les Français Jussieu et Tournefort, commencent à étudier la nature. Carl Linné donne la première définition « naturaliste » de l’homme, en l’occurrence Homo sapiens. Toute science commence par observer, comparer et classer. C’est comme cela qu’on passe des cabinets de curiosités à nos muséums d’histoire naturelle. De même qu’on passe de l’alchimie à la chimie moderne avec la classification des éléments.
Dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, on a la curiosité de regarder les roches, les sols, les montagnes… et on découvre le temps profond. Les théories de l’évolution viennent de là. Et à partir de là, la science va s’engager dans une sorte de curiosité perpétuelle. Plus elle avance dans ses découvertes, plus elle sait qu’elle a de choses à découvrir. Darwin, au xixe, est le premier à affirmer que la diversité permet de s’adapter à un monde inconnu, et toute sa théorie se fonde sur une curiosité pour toutes les variations du monde vivant.
Illustration : Marius Guiet
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