Neurobiologiste, Catherine Vidal* est de ces femmes qui n’hésitent pas à ôter la blouse (blanche). Ce qu’elle met à nu ? Le cerveau. Car les préjugés entravent la marche des idées en science, parce que l’instrumentalisation des résultats scientifiques ont historiquement provoqué des désastres dans le monde. Alors elle parle à la société… de science, levant le faux comme autant de lièvres galopants et réconciliant l’humain avec sa vérité biologique, indépendamment de toute idéologie.
INfluencia : sans détours, les femmes ont-elles le même cerveau que les hommes ?
Catherine Vidal : la réponse scientifique est… oui et non ! Il existe des différences entre les sexes dans les régions du cerveau qui contrôlent les fonctions physiologiques associées à la reproduction. Dans l’hypothalamus, on trouve chez les femmes des neurones qui s’activent chaque mois pour déclencher l’ovulation et on ne voit pas ce type d’activité chez les hommes. Mais concernant les fonctions cognitives, c’est-à-dire l’intelligence, le raisonnement, la mémoire, la créativité…les recherches en neurosciences montrent que les femmes et les hommes ont les mêmes capacités cérébrales. Hélas, certains préjugés persistent.
IN : ils ne datent pas d’hier…
C.V. : ils ont toujours existé. On a souvent utilisé la biologie comme argument pour justifier les inégalités dans la société. Au 19ème siècle, on prenait la mesure du crâne et du cerveau pour expliquer la hiérarchie entre les sexes, les races et les classes sociales. Les femmes auraient ainsi une intelligence plus limitée que les hommes en raison de la plus petite taille de leur cerveau. Cette idée est née au 19ème à la grande époque de la craniométrie, quand les médecins se sont intéressés au lien entre la taille du cerveau et l’intelligence. Le Français Paul Broca, qui défendait cette thèse, a mis en évidence une différence de 150 grammes entre le poids moyen du cerveau des hommes (1,350kg) et de celui des femmes (1,200 kg).
On sait aujourd’hui qu’il n’y a aucun rapport direct de cause à effet entre les dimensions du cerveau et les capacités cognitives. Pour preuve, le cerveau d’Albert Einstein pesait 1,250 kg, tout comme celui des femmes…
IN : tous les préjugés auraient-ils disparu aujourd’hui ?
C.V. : loin de là. Les avancées scientifiques prennent souvent du temps avant de s’ancrer dans les esprits. Beaucoup continuent ainsi de penser que les femmes sont capables de faire plusieurs choses à la fois pour une soi-disant raison biologique. Cette théorie vient d’une étude de 1982 réalisée sur vingt cerveaux conservés dans du formol qui montrait que le corps calleux, ce faisceau de fibres qui relie les deux hémisphères du cerveau, était un peu plus épais chez les femmes, d’où -peut-être- une meilleure communication entre les hémisphères.
Mais depuis 1982 tout a changé grâce à l’émergence de la technique de l’imagerie cérébrale par résonance magnétique (IRM), qui permet d’étudier le cerveau vivant en train de fonctionner. Quand on rassemble toutes les études par IRM faites sur des milliers de cerveaux, on s’aperçoit qu’il n’existe pas de différence d’épaisseur du corps calleux entre hommes et femmes. Une autre idée reçue veut que les femmes soient plus douées pour les langues parce qu’elles auraient un hémisphère gauche plus développé et que les garçons seraient meilleurs en mathématiques en raison d’un hémisphère droit plus performant. Cette théorie, vieille de cinquante ans, n’a pas résisté aux nouvelles connaissances obtenues par IRM.
Quand on rassemble tous les travaux faits sur le sujet, on ne voit pas de différence entre les femmes et les hommes dans la répartition des aires du langage. Concernant les aptitudes en maths, des études par IRM montrent que chacun de nous a sa propre façon d’activer son cerveau. En conséquence, la variabilité dans le fonctionnement cérébral entre les personnes d’un même sexe égale ou dépasse la variabilité entre les deux sexes. Et il existe tout autant de variabilité dans l’anatomie du cerveau. Nous avons toutes et tous des cerveaux différents, indépendamment du sexe.
IN : d’où vient cette variabilité entre les cerveaux ?
C.V. : pour répondre à cette question, il faut tout d’abord s’intéresser à ce qui se passe au cours du développement du cerveau. Pendant la vie intra-utérine, les neurones se multiplient pour fabriquer le système nerveux. À la naissance, le bébé a un stock de 100 mil- liards de neurones, qui cessent alors de se multiplier. Mais son cerveau est loin d’être terminé, car les connexions entre les neurones, ou synapses, sont à peine ébauchées. Or, 90 % des milliards de synapses du cerveau humain se for- ment après la naissance, cela grâce aux interactions avec le monde environnant.
Le terme de «plasticité cérébrale» décrit cette capacité du cerveau à se façonner en fonction des apprentissages et expériences vécues. Rien ne reste à jamais figé et programmé dans le cerveau depuis la naissance. Les connexions entre les neurones se réorganisent en permanence, à tous les âges de la vie.
IN : comment se construit alors l’identité sexuée ?
C.V. : à la naissance, le bébé humain n’a pas conscience de son sexe. Ce n’est que progressivement qu’il va se construire son identité sexuelle, au fur et à mesure que ses neurones se connectent et que ses capacités cognitives émergent. C’est à deux ans et demi que le petit enfant a les capacités mentales pour s’identifier au masculin ou au féminin.
Mais bien avant cet âge, on lui a sexué son environnement en décorant sa chambre, en lui donnant tels jouets et tels habits, etc. Le comportement des adultes vis-à-vis des bébés diffère également : ils auront plus d’interactions physiques avec les garçons, alors qu’ils parleront davantage aux filles. L’ensemble des interactions de l’enfant avec son environnement (physique, familial, social, culturel) contribue à forger certains goûts et traits de personnalité, en fonction des normes du masculin et du féminin qui sont données par la société dans laquelle l’enfant est né. Ces processus de construction progressive de l’identité sexuée se réalisent grâce aux propriétés de plasticité du cerveau.
IN : l’IRM permet-elle de comprendre voire de prédire les comportements ?
C.V. : en aucune manière. Le cerveau se modifie en permanence en raison de sa plasticité. Une image en IRM est un cliché de l’état du cerveau à un moment donné, et rien de plus.
IN : que pensez-vous du neuro marketing, dont se servent les marques pour observer les réactions dur cerveau (des consommateurs) face aux mensonges publicitaires ?
C.V. : cette application des neurosciences cognitives à la communication et au marketing tend à faire dire à l’IRM ce qu’elle ne dit pas. Un cliché instantané du cerveau ne renseigne pas sur l’histoire d’une personne et ne permet pas de prédire son avenir. Mettre une personne dans une machine IRM ne permet pas de deviner ses comportements d’achat dans la vraie vie. Il existe aux États-Unis des utilisations dans les sphères du politique et plus grave de la justice qui font leur apparition en France. Une chose est sûre, de telles dérives nécessitent un encadrement éthique.
Aussi, nous avons fait des pro- grès considérables dans l’exploration du cerveau avec la découverte de la plasticité, mais malgré cela, l’idéologie du déterminisme biologique des comportements humains est toujours bien présente. Il est très important que les scientifiques s’engagent dans le champ social pour défendre une éthique dans la production des savoirs, et contribuer à construire une culture de l’égalité entre les femmes et les hommes.
*Catherine Vidal a été directrice de recherche à l’Institut Pasteur jusqu’en 2014, et est actuellement membre du Comité d’Éthique de l’Inserm. Elle a publié de nombreux ouvrages, notamment Nos cerveaux, tous pareils tous différents (Belin, 2015), Féminin Masculin. Mythes et idéologies (Humensis, 2006), Cerveau, Sexe & Pouvoir (Belin, 2005).
Illustration : Valentin Fleur
Cet article a été tiré du numéro 28 de la revue INfluencia : « Femmes : Engagées ». cliquez sur la photo ci-dessous pour la consulter. Et pour vous y abonner, c’est par ici.