INfluencia : pourquoi une énième étude sur l’impact du smartphone dans nos sociétés ?
Nicolas Nova : c’est une combinaison de motivations à la fois personnelles et scientifiques qui m’a poussé à mener cette enquête. J’ai un parcours dans le champ des technologies numériques, mais j’ai également passé un doctorat en sciences sociales parce que je souhaitais approfondir les questions d’usage et de sens afin de les combiner avec ma vision scientifique. Au fil de mes recherches, je me suis aperçu qu’il existait peu de travaux sur l’impact social global du smartphone. Il y avait beaucoup d’enquêtes sur le téléphone mobile avec des points de vue socio-anthropologiques, mais elles n’étudiaient que des cas particuliers : la communication ou les relations sociales, le jeu et le divertissement, ou encore la question de l’usage compulsif de cet objet. Ce découpage en tranches des activités numériques était, selon moi, dommageable. Les utilisateurs et les utilisatrices ne se disent pas lorsqu’ils prennent leur smartphone en main qu’ils vont s’en servir uniquement pour se divertir ou pour faire telle ou telle activité. Ils le voient comme un tout. Le smartphone est un condensé de la vie numérique et il représente la synthèse de tous les enjeux digitaux qui existent depuis vingt ou trente ans. Il est l’interface convergente du monde du travail, de la gestion de notre sphère privée, du divertissement, de nos relations sociales et de la création, qu’elle soit photographique ou musicale. J’ai pensé qu’on gagnerait – et c’était l’objectif de mon livre – à considérer ces aspects comme un tout. J’ai souhaité analyser la perception que les gens ont de cet objet et comprendre la manière dont le numérique a reconfiguré de nombreux pans de nos vies. Mon enquête anthropologique sur le smartphone est en réalité une étude sur notre activité numérique, car on ne peut pas distinguer le téléphone de ses applications, des messageries et des réseaux sociaux.
IN. : pourquoi avoir choisi de mener l’enquête sur trois continents, et comment avez-vous sélectionné les villes dans lesquelles vous avez travaillé ?
N.N. : il me semblait que le smartphone était l’exemple même de l’objet international convergent. Il est un symbole de la mondialisation, mais j’étais curieux de voir si on pouvait constater des nuances et des différences dans son emploi d’un pays à l’autre. Quant à mon choix d’aller à Genève, Los Angeles et Tokyo, il s’est imposé par le fait de visiter des territoires qui soient comparables en termes de taux de pénétration à l’époque où j’ai fait mon enquête, entre 2015 et 2018. Je le referais aujourd’hui, je choisirais probablement une ville chinoise, et pour marquer des nuances j’analyserais des villes africaines ou sud-américaines.
IN. : comment avez-vous réalisé cette étude ?
N.N. : le point d’entrée de mon travail était de comprendre comment les gens vivaient avec leur smartphone, en parlaient et expliquaient la manière dont ils s’en servaient. Pour réaliser mon étude, j’ai suivi une méthodologie assez traditionnelle en sciences sociales. J’ai passé plusieurs semaines dans chacune des trois villes afin de m’immerger dans le quotidien d’une soixantaine d’utilisateurs et utilisatrices de smartphone. J’ai mené des entretiens ponctuels, suivi pendant plusieurs jours quelques personnes pour observer leurs gestes, discuté avec elles et pris des notes. C’était une observation participante et non pas quelques entretiens sur Skype comme on peut le lire dans certains travaux. J’ai aussi rencontré et interrogé des concepteurs de smartphone afin de croiser leurs perspectives avec celles des utilisateurs.
LE PORTRAIT QUE JE DRESSE DANS MON LIVRE DONNE UNE CARTOGRAPHIE DE LA MANIÈRE DONT LES GENS FONT SENS DU SMARTPHONE
IN. : votre ouvrage se découpe en six chapitres aux intitulés assez poétiques : la laisse, la prothèse, le miroir, la baguette magique, le cocon, la coquille vide…
N.N. : j’ai constaté que les métaphores et les expressions – récurrentes chez les utilisateurs pour évoquer leur smartphone dans les trois territoires où j’ai travaillé – feraient un excellent chapitrage pour mon livre. La « laisse » était le mot que les propriétaires utilisaient pour expliquer la relation ambiguë qu’ils entretenaient avec cet objet, que l’on tient en laisse, à la main, mais qui nous tient aussi en laisse avec les notifications et les alertes qu’il nous envoie sans cesse et qui capte notre attention de manière permanente. Le téléphone est aussi un « miroir », qui imprime des donnés sur nous-même pour mieux nous connaître et nous assister. Il est également comparé à une « baguette magique », car il nous permet d’agir et d’agir sur le monde, mais d’une manière que l’on ne comprend pas en raison du caractère mystérieux et opaque des algorithmes. Le smartphone est aussi un « cocon », qui reconfigure notre vie sociale autour d’un nombre limité de personnes sélectionnées avec des bulles de filtres. Sortir de ce cocon exige une certaine hygiène sociale, une volonté de regarder plus loin que l’écran de son mobile et une compréhension des modes de fonctionnement des réseaux sociaux et des applications de rencontre. Le thème de mon dernier chapitre a été une surprise pour moi, même si rétrospectivement il est tout à fait logique. Il montre comment le smartphone est comparé à une « coquille vide » lorsque sa batterie est à plat ou que son écran est cassé. Certains utilisateurs tentent de le réparer pour pouvoir continuer à l’utiliser. Ces pratiques ont fait resurgir toutes les questions liées à l’obsolescence et à la protection de l’environnement. Ces thèmes étaient très présents dans les discours des personnes que j’interrogeais. Le portrait que je dresse dans mon livre donne une cartographie de la manière dont les gens font sens du smartphone.
IN. : d’autres constatations de votre étude vous ont-elles surpris ?
N.N. : j’ai en effet été étonné du peu de cas que les interviewés faisaient des questions liées à la surveillance. Certains utilisaient le terme de mouchard pour parler de leur smartphone, mais globalement le thème de la surveillance revenait peu dans nos discussions. Les utilisateurs l’évacuaient en disant qu’ils n’avaient rien à cacher ou qu’ils ne pouvaient rien faire pour se protéger. Il existe un certain fatalisme autour de la surveillance, alors que les risques sont connus. On retrouve ce phénomène de sous-évaluation des périls autour d’autres questions comme le port du masque ou les craintes vis-à-vis du Covid-19, lorsque les gens avouent avoir plus peur pour les autres quand pour eux tout devrait bien se passer…
MON ÉTUDE PROUVE QU’IL EXISTE UNE CULTURE MONDIALE DU NUMÉRIQUE
IN. : existe-t-il d’importantes différences d’un pays à l’autre ?
N.N. : non, les réponses sont très similaires et cela aussi m’a surpris. Je m’attendais à une convergence entre l’Amérique du Nord et l’Europe et à des divergences avec le Japon, mais je n’en ai constaté aucune. L’expression « second cerveau » pour décrire le téléphone portable, je l’ai entendue à Tokyo, Genève et Los Angeles. Il n’y a pas non plus de grande différence générationnelle. Le smartphone est vraiment l’objet de la mondialisation qui révèle une convergence des pratiques et des usages. Mon étude prouve qu’il existe une culture mondiale du numérique.
IN. : comment expliquez-vous cette uniformisation alors que beaucoup d’entre nous avons appris à nous servir de nos smartphones « sur le tas » et sans aucune formation ?
N.N. : nous avons tous tendance à utiliser les mêmes applications, et la culture du numérique s’est construite sur des échanges multiples entre les continents. La culture de l’émoji qui vient du Japon est maintenant pleinement intégrée en Europe comme aux États-Unis, et elle s’est construite autour de phénomènes qui existaient déjà tels que les émoticônes et les smileys. La culture du jeu vidéo, très forte au Japon, a aussi irrigué l’Occident.
NOTRE CAPACITÉ À BIEN UTILISER CES OBJETS ET À COMPRENDRE UN MINIMUM COMMENT ILS FONCTIONNENT A CRÉÉ UNE VÉRITABLE FRACRTURE NUMÉRIQUE
IN. : alors, sur ces trois continents, tous les utilisateurs se ressemblent ?
N.N. : la seule variable décelable est liée à la classe sociale des utilisateurs et à la proximité de leur cercle social avec les nouvelles technologies. Les classes moyennes favorisées font davantage attention au temps qu’elles passent devant leurs écrans que les classes plus défavorisées. Il existe une énorme différence entre les personnes qui savent domestiquer leur smartphone et celles qui se sentent démunies et qui s’en plaignent. Notre capacité à bien utiliser ces objets et à comprendre un minimum comment ils fonctionnent a créé une véritable fracture numérique. Lorsque notre smartphone devient une boîte noire que l’on ne comprend pas, on se sent dépossédé de son autonomie.
IN. : la crise du Covid-19 a-t-elle eu un impact sur notre rapport à notre smartphone ?
N.N. : le smartphone est devenu encore plus important durant cette crise, surtout chez les personnes qui n’ont pas d’ordinateur chez celles ou qui doivent le partager avec le reste de leur famille confinée. On a dû l’utiliser pour assister à des visioconférences ou pour faire des photos des devoirs des enfants pour les envoyer aux enseignants. Le phénomène de doom scrolling, qui consiste à faire défiler sur son écran des informations toujours plus inquiétantes liées au Covid, incarne parfaitement la métaphore de notre relation ambiguë au smartphone, qui a été notre compagnon durant cette situation sanitaire dégradée.
DE PLUS EN PLUS D’UTILISATEURS PARLENT DE L’AMBIVALENCE DU SMARTPHONE, À LA FOIS L’OUTIL LE PLUS PRATIQUE DU MONDE ET EN MÊME TEMPS UNE MALÉDICTION
IN. : comment selon vous va évoluer notre relation à cet outil ?
N.N. : nous sommes entrés dans une phase de maturité, de banalisation et de normalisation, qui se traduit par le nombre de nouvelles applications installées qui évolue très peu. De plus en plus d’utilisateurs parlent aussi de l’ambivalence de cet objet, qui est à la fois l’outil le plus pratique au monde et en même temps une malédiction. La plupart des gens qui en possèdent un veulent apprendre à mieux l’utiliser pour ne plus se sentir exploités par les notifications qu’ils reçoivent sans cesse. Un certain désintérêt commence également à apparaître, en particulier chez les jeunes d’une vingtaine d’années, qui n’ont plus de smartphone ou qui s’en servent de manière plus décomplexée. Pour eux, ce téléphone est l’objet auquel ils étaient accros lorsqu’ils avaient 12 ans, et aujourd’hui ils affirment avoir trouvé un équilibre, contrairement à leurs parents et à leurs petits-frères ou sœurs. Je pense que ce phénomène va s’amplifier, même si cela prendra du temps. En voyant les téléphones s’amonceler dans leurs placards, les gens réalisent aussi l’absurdité de changer constamment de modèle. Les concepteurs et les entrepreneurs appréhendent ce moment qui risque d’avoir un impact économique sur leurs activités. Certains tentent de s’adapter en se positionnant sur une niche plus durable afin de se différencier, car le smartphone commence à devenir un objet banal, un simple outil comme un téléphone ou un vélo…
*Éditions Métis Presses.
Article paru dans la Revue Influencia N°36: « Mobile. Passe liberté? ». Pour s’abonner à la revue INfluencia, c’est ici !