INfluencia : « Ce que leurs yeux ont vu » … revient dans le cadre du festival photographique en Ardèche, Chambre 07, qui a lieu du 1er au 31 octobre 2024. Pouvez-vous nous parler de ce projet ?
Alizé Le Maoult : « Ce que leurs yeux ont vu » est une série de portraits de photographes de guerre. Un tiers de cette série va être exposé au festival photographique, Chambre 07. Nous retrouverons à peu près la même sélection faite pour le Salon de la Photo qui s’est tenu en octobre dernier à la Grande Halle de la Villette (Paris 19e) et a été un très grand succès auprès du public. Pour revenir à la genèse du projet, il est né quand je travaillais sur le film « Le cercle parfait » d’Ademir Kenovic, un long métrage sur le siège de Sarajevo, dont le tournage en Bosnie a démarré en décembre 1995, après la signature des accords de Dayton mettant fin au conflit. Le cinéma m’a emmenée dans la guerre. C’est là que j’ai rencontré les premiers photographes de guerre qui étaient encore à Sarajevo. À cette époque, nous connaissions les images iconiques des conflits contemporains mais pas ces hommes et ces femmes qui témoignent pour nous. Comme disait Patrick Chauvel, un des premiers et des plus grands reporters de guerre français « on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas ». Cette expérience professionnelle forte a été une révélation de la réalité de ce métier, j’ai voulu transmettre cela, elle m’a inspirée cette série de portraits qui a démarré en 2013.
IN. : votre travail est très vite remarqué…
A. LM : mes portraits ont été exposés en juin 2014 à l’hôtel Europe à Sarajevo dans le cadre de la commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale. Cette exposition des photographes de guerre qui ont couvert le conflit de l’ex-Yougoslavie était un pont entre la Première Guerre mondiale et l’actualité contemporaine. C’était la première guerre en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui avec le conflit en Ukraine. Beaucoup de photographes avaient couvert la guerre du Vietnam et du Golfe mais toute une nouvelle génération de reporters est née avec la guerre en Bosnie, car elle était accessible par la route comme en Ukraine aujourd’hui où des reporters d’une vingtaine d’années se rendent pour couvrir le conflit. Deux ans plus tard, j’expose 36 diptyques au musée de la Grande Guerre en octobre 2016.
IN. : quel est le concept de ces diptyques ?
A. LM : dans le cadre de cette exposition, je voulais faire le lien entre la Première Guerre mondiale et les conflits contemporains. C’était la première fois qu’il y avait une exposition sur la Grande Guerre qui conjuguait des photographies et des collections permanentes du musée. Venant du cinéma, les mots et les images sont importants pour moi. J’ai donc demandé aux photographes de me confier une de leurs photos qui représentait la guerre et de me livrer par écrit, de façon dissociée, des mots qu’ils voulaient bien partager avec le public, sur leur métier, la guerre ou le fait d’être un témoin de l’histoire. Eux seuls savent ce qu’ils ont vu. Il y a eu des choses extrêmement personnelles, parfois trois mots, parfois des textes entiers. Ainsi, chaque diptyque présente une image avec sa légende journalistique et un portrait sous lequel on peut lire leurs mots. Mon travail est aussi un dialogue et une façon de revisiter l’histoire et les conflits contemporains.
IN. : « Ce que leurs yeux ont vu » ce sont combien de portraits aujourd’hui ?
A. LM : une centaine de portraits. Le premier volet qui s’appelle « Génération Sarajevo » regroupe une cinquantaine de portraits, ceux des photographes qui ont couvert le conflit en ex-Yougoslavie avec des pointures comme James Nachtwey, Stanley Greene. Il fallait aussi que ceux qui étaient décédés fassent partie de cette série, c’était une évidence. Par exemple, Alexandra Boulat décédée en 2007, je ne la connaissais pas, seulement croisée. J’ai contacté sa mère Annie Boulat pour lui demander un objet lui ayant appartenu pour le photographier. Il ne lui restait plus que le boîtier qu’elle avait utilisé en Bosnie, il portait l’inscription « guerre 92-95 » et n’avait plus d’objectif. C’était une métaphore tellement émouvante ! Alexandra avait fermé les yeux, son appareil n’avait plus d’objectif.
À l’occasion des dix de mon travail, j’ai réalisé l’an dernier une grande exposition pour les 35 ans du festival Visa pour l’image, au Couvent des Minimes, à Perpignan. Parmi mes derniers portraits, j’ai photographié la Française Chloé Sharrock et les deux Ukrainiens témoins du siège de Marioupol (Ukraine) dont Evgeniy Maloletka qui a remporté le premier prix du World Press Photo avec sa photo de la femme enceinte sur une civière, décédée depuis… Je poursuis toujours ce travail, j’aimerai faire un livre…
IN. : comment travaillez-vous pour réaliser ces portraits ? Sur le terrain ?
A. LM : non, pas du tout, je ne suis pas photojournaliste, je n’ai pas ma place sur les lieux de guerre. Les photographes m’ont donné rendez-vous dans des lieux très divers, je voyageais beaucoup. Avant tout, je devais utiliser un appareil qui soit en lien avec le photojournalisme. Au tout début de l’histoire, j’ai demandé à Leica s’il pouvait me prêter un appareil car tous les photographes de guerre avaient un Leica, Don McCullin, Stanley Greene, Catherine Leroy, Christine Spengler… Leica m’a répondu le 20 août 2013 pour me dire qu’il me prêtait un appareil convaincu par mon projet. J’ai donc eu mon premier Leica pendant le festival Visa pour l’image en septembre 2013. J’ai fait des portraits au 50 mm comme Henri Cartier-Bresson avec son Leica M3 au 50 mm, les yeux dans les yeux, c’est très frontal, dos au mur. Pour certains portraits, je n’ai eu que quelques minutes pour d’autres trois heures et chaque rencontre a été unique et incroyable. J’ai eu la chance de rencontrer ces grands témoins de notre histoire contemporaine qui m’ont fait confiance.
IN. : vous vous destiniez au cinéma. Comment arrivez-vous au métier de photographe ?
A. LM : en effet, j’ai commencé dans le cinéma devant la caméra comme actrice, puis j’ai fait mes études en réalisation à New York et commencé à travailler aux Etats-Unis dans la boîte de Robert De Niro au moment où il monte Tribeca Productions. De retour en France, le fait que je sois trilingue m’a permis de travailler sur des films dont celui de Ademir Kenovic. Mais j’ai découvert la photographie enfant avec mon père photographe amateur, je développais avec lui des photos. J’ai un appareil dans les mains depuis l’âge de 4 ans. J’ai toujours fait de la photo, mon entourage m’encourageait à faire des expositions, l’envie était là mais quand j’aurai quelque chose à dire. Je ne l’avais jamais envisagé comme un métier mais j’avais en moi la photographie.
IN. : et vous avez eu envie de dire quelque chose…
A. LM : oui, j’ai commencé en 2009 avec une exposition intitulée « Réconciliation ». C’est un travail artistique sur le corps. À l’époque, c’était assez « précurseur ». J’ai fait une série au numérique sans retouches pour dire que le corps pouvait être beau sans être retouché. L’idée était de se réconcilier tous avec nos corps dans une société où nous sommes soumis à des images de perfection, mais la réalité est différente. J’ai également un travail artistique avec des séries thématiques comme « Nuits éclairées » qui ont été exposées dans des galeries, des foires…
Je fais aussi des séries de portraits. En ce moment, je photographie les grands collectionneurs du programme court Pièces Secrètes (diffusé sur TV5monde) réalisé par Laurent Dassault et le producteur Tim Newman. C’est un immense privilège et une chance de faire le portrait de ces hommes et ces femmes comme le photographe américain John G. Morris, ami de Robert Capa, qui allait avoir 100 ans. Je suis portraitiste, j’ai une vraie passion pour le portrait que j’explore dans trois champs, la commande artistique, mes choix de séries et ce travail entre l’histoire et le photojournalisme « ce que leurs yeux ont vu ». Ma démarche créative et artistique, c’est de transmettre et partager une émotion.
IN. : la transmission est aussi au cœur de votre travail…
A. LM : ma démarche est aussi assez pédagogique, il y a des gens qui voient l’actualité mais pas les conflits, ni l’histoire. Le fait de les incarner à travers les photographes de guerre, cela les rend plus humains. Un image et un texte sensibilisent, je le vois à travers le succès que rencontrent mes expositions. L’année dernière, lors du Salon de la photo, je présentais 23 diptyques. De l’ouverture à la fermeture, mon stand n’a pas désempli, cela montre l’intérêt des gens. En plus, cette édition s’est déroulée dans un contexte particulier, trois jours après son ouverture, il y a l’attentat du 7 octobre et l’Ukraine en fond… Les gens étaient très émus, certains pleuraient, j’étais bouleversée de leurs réactions. J’ai retransmis toutes ces émotions aux photographes exposés, je les remercie de nous avoir partagé leurs photos et leurs mots et, de leur confiance.
Triptyques et portrait de la série « Ce que leurs yeux ont vu »