24 janvier 2021

Temps de lecture : 5 min

Miliards, millions, pourcentages, etc. Ces chiffres auxquels les États font dire n’importe quoi…

Dans son dernier ouvrage intitulé « Le théorème d’hypocrite » qu’il a écrit avec Thierry Maugenest (éditions Albin-Michel), le mathématicien Antoine Houlou-Garcia, chargé de cours à l’Institut Supérieur du Management Public et Politique (ISMaPP) et à l’Université de Trente en Italie, condamne la dictature des chiffres et le mauvais usage qu’en font les politiques. Ceux de la Covid, notamment.
INfluencia. : vous démontrez dans votre livre que la manipulation des chiffres à des fins politiques ne date pas d’hier…

Antoine Houlou-Garcia: le côté obscur des mathématiques a une longue histoire derrière lui. Elle a débuté il y a plus de deux millénaires sur les côtes de Grande Grèce. Pour Pythagore, le nombre était l’ADN et l’essence même de l’univers. La philosophie, les mathématiques et la politique formaient, pour lui, un tout régi par la notion d’harmonie et cette harmonie devait se retrouver dans l’organisation politique et sociale. La société devait respecter l’ordre rigoureux des nombres ce qui signifiait que chaque individu devait rester à la place qui lui revenait. De cette théorie est née la notion de méritocratie. Mais ce système a vite montré ses dérives. Pour résumer, pour qu’une société fonctionne bien, les intelligents devaient rester avec les intelligents et les idiots aves les idiots.

IN.: Jean Bodin, qui est considéré, avec Machiavel, comme le fondateur de la science politique moderne, a été encore plus loin en réduisant le peuple à des nombres. Comment expliquer cette évolution ?

A. H-G. : comme les Etats ne cessaient de s’étendre, les rois ne pouvaient plus connaître tous leurs sujets. Jean Bodin, qui est considéré comme le théoricien de la monarchie absolue, a donc eu l’idée de réduire le peuple et ses habitants à des nombres. Rien n’a changé depuis. Les politiciens gouvernent en suivant des indicateurs et non pas pour leurs citoyens. L’homme d‘Etat se cache sans cesse derrière l’argument mathématique pour démontrer qu’il ne peut changer de politique : « ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les chiffres ».

IN. : pour vous, l’arithmétique est une arme à double tranchant…

A. H-G. : sans aucun doute. Les théorèmes déshumanisent les citoyens en les réduisant à des suites de chiffres et à des points sur des graphiques. Et lorsque la norme est définie scientifiquement, gare à qui s’en écarte ! Au début du XXème siècle, deux éminents statisticiens, Francis Galton et Karl Pearson, n’ont pas hésité pas à prôner l’éradication de celles et ceux dont l’intelligence et l’équilibre psychique n’entraient pas dans la moyenne. L’eugénisme est supposé vouloir le bien de l’humanité en éliminant tous ceux qui se trouvent à la marge de la société mais il aboutit à un résultat opposé.

IN. : vous vous inquiétez également de « l’intrusion intempestive des mathématiques dans les tribunaux ». Pourquoi ?

A. G-H. : le procès du capitaine Dreyfus a été le premier durant lequel un mathématicien a été appelé à la barre pour prouver la culpabilité d’un accusé. Alphonse Bertillon était un criminologue qui travaillait pour la préfecture de police de Paris. Créateur du premier laboratoire d’identification criminelle, il était si célèbre que Sir Arthur Conan Doyle a reconnu sa supériorité sur son célèbre Sherlock Holmes dans les premières pages du Chien des Baskerville. Ses pseudo-démonstrations scientifiques, qui ont pourtant vite été critiquées par de nombreux autres experts dont Poincaré, ont pesé lourd dans la décision du jury.

IN. : cette première désastreuse n’a pourtant pas empêché de plus en plus de tribunaux d’appeler des mathématiciens à la barre…

A. G-H. : en effet. Les mathématiques ont pris une place énorme dans les tribunaux. Les juges, particulièrement aux Etats-Unis, utilisent aujourd’hui les probabilités pour décider si un suspect est coupable ou non. Les maths servent même à trancher des litiges. Le « legaltech » recourent au data mining et à l’intelligence artificielle pour prendre des décisions de justice.

IN. : pourquoi la justice s’appuie-t-elle autant sur les chiffres ?

A. G-H. : la justice craint toujours de se tromper et les mathématiques lui donnent l’impression de pouvoir séparer le vrai du faux. La complexité des raisonnements mathématiques est souvent un argument face auquel le néophyte se sent démuni. Impuissant, il pense être dans l’obligation d’acquiescer comme le fit le jury auquel Bertillon s’adressa. En France, les sciences sont considérées comme la discipline reine dans l’éducation depuis le XIXème siècle et personne n’ose dire à un expert qu’il a tort. Mark Twain avait raison quand il écrivait : « il y a trois sortes de mensonges : les mensonges, les gros mensonges et les statistiques »

IN. : cette « toute puissance » des mathématiciens leur permet de dire tout et n’importer quoi…

A.G-H. : sans aucun doute. Pour justifier l’utilisation de la bombe A, les experts américains ont expliqué que l’invasion du Japon provoquerait la mort de 1 million de soldats américains alors que quelques semaines plus tôt, leurs estimations ne dépassaient pas 40.000 pertes… Pour entrer dans la zone euro, la Grèce a affirmé avoir fait passer son déficit budgétaire de 10% à 1,6% en quatre ans. Tout le monde savait qu’une telle chute est impossible mais personne n’a osé contester ces chiffres.

IN. : avec internet, beaucoup s’inquiètent de la toute-puissance des algorithmes qui sont souvent comparées à des armes de destruction massive. Partagez-vous cette opinion ?

A.G-H. : un algorithme ne fait que ce qu’on lui demande de faire. Il ne faut pas le personnifier et dire que cet outil mathématique est cynique, injuste et dangereux. L’algorithme est à notre époque ce que fut jadis la poudre noire. Inventée en Chine au IIIème siècle de notre ère, celle-ci était alors utilisée pour ses propriétés médicinales. C’est seulement après son arrivée en Europe au XIIIème siècle qu’elle a été utilisée comme poudre à canon. Faut-il pour autant accuser la poudre noire, ou plutôt ceux qui l’ont détournée de son usage médicinal ? Si nous voulons que les algorithmes rendent le monde moins inégalitaire, c’est à nous de leur fixer des objectifs et des procédures différentes.

IN. : la pandémie actuelle se résume aussi beaucoup à une bataille de chiffres. Cas confirmés, cumul des décès, nombre de patients hospitalisés ou en réanimation, cas déclarés en EHPAD… Il est compliqué de ne pas être enseveli sous cette avalanche de données…

A.G-H. : le temps de la science est lent. Les chiffres liés au Covid sont là pour combler le vide de sens et de compréhension provoqué par cette pandémie. Ils nous permettent de nous accrocher à des repères face à un phénomène qu’on ne comprend pas. Mais si ces indicateurs peuvent nous rassurer lorsqu’on les consulte, ils créent une confusion terrible sur le long-terme. Les chiffres qui sont utilisés comme référence ont, de surcroît, été mal choisis. Au lieu de regarder le cumul de décès, il serait préférable de vérifier le nombre de lits disponibles dans les hôpitaux. Dans une crise sanitaire comme celle que nous vivons actuellement, il serait préférable de ne pas utiliser trop de données. Mieux vaut ne pas publier de chiffres plutôt que de dévoiler des chiffres faux ou incompréhensibles.

IN. : gouvernons-nous par les nombres ou bien sommes-nous gouvernés par les nombres ?

A.G-H. : nous sommes de plus en plus gouvernés par les nombres. La classe politique est sous leur emprise. François Hollande a attendu pendant deux ans au début de sa présidence que la croissance revienne comme si un chiffre pouvait changer notre vie. Les chiffres ne peuvent pas être la raison d’être d’une politique. Ils doivent seulement être utilisés pour l’évaluer. Le chiffre doit être un auxiliaire pour établir une stratégie étatique et non une fin en soi qui masque l’absence de projet et la faiblesse des idéaux.

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