Dans nos cultures, la “réussite” d’une entreprise se mesure grâce à des indicateurs de performance : performance financière, marge brute, croissance, et reconnaissance extérieure. Pourtant, aucun de ces indicateurs ne peut nous dire si l’entreprise, dans ses actions, dans son offre et par sa présence, contribue favorablement à notre vie. L’entreprise apporte bien quelque chose, mais apporte-t-elle quelque chose de bien ? Réponse de Michaël Dandrieux, co-fondateur d’Eranos, qui lance le Manifeste pour la transformation sociétale des entreprises
INfluencia : comment est né ce Manifeste ?
Michaël Dandrieux : pendant le premier confinement, que nous avons tous vécu comme un choc impensable. Jamais, on n’aurait cru que, du jour au lendemain, la vie quotidienne pouvait changer si profondément. Après la sidération, l’équipe d’Eranos, qui est constituée de sociologues, de philosophes, de designers… a essayé de prendre la mesure de la crise sanitaire, et de comprendre l’impact qu’elle allait avoir sur les entreprises. Nous avons réalisé que si un choc comme celui-ci était possible, alors nous n’étions pas à l’abri des scénarios sinistres que peignent les écologues depuis des dizaines d’années. Nous entrions dans un monde caractérisé par la vulnérabilité et l’incertitude. Petit à petit, nous avons vu notre écosystème de partenaires en France, aux USA ou en Corée envisager de grandes transformations dans leurs marques, dans leurs gouvernances, pour se préparer à ces chocs à venir. Le premier confinement a agi comme un accélérateur de décisions, et nous voulions mettre au milieu de la table une contribution, un modèle, pour guider ces décisions. Ce manifeste est là pour montrer une voie. Un peu à rebours des traditions académiques qui disent “ce que le monde est”, ce manifeste essaie de dire “ce qu’il doit être”.
INfluencia : le premier constat du Manifeste est de dire que les entreprises sont des industries de la vie. Qu’entendez-vous par là?
M. D. : cela veut dire que les entreprises, par leur offre, leurs produits, leurs services, toute leur action, participent à la vie dans son ensemble. Par exemple, les politiques RH d’une boite sont normatives. Cela veut dire qu’elles disent comment les gens doivent se comporter ensemble. Ce qui est permis, autorisé, encouragé dans une entreprise s’insère silencieusement dans la culture des gens qui y travaillent. Dans l’éducation on appelle ça un “curriculum caché”, c’est-à-dire toutes les choses qui ne vous sont pas enseignées directement, mais que vous apprenez quand même. Une politique RH déborde toujours de l’entreprise et se répand dans la vie privée. En ce sens, l’entreprise a un impact sur la vie de la société dans son ensemble. C’est la même chose pour les produits qu’on vend : ils “disent” ce qui doit être mis en marché. Et les services qu’on distribue : ils “disent” ce qui doit être mis en place. Les entreprises sont donc déjà des agents de la civilisation, et pas seulement du point de vue de la constitution de la société. Elles agissent aussi sur le vivant en agissant et en légitimant qu’on agisse comme elles sur l’environnement. Elles agissent aussi sur la vie urbaine, sur la vie politique ou sur la vie psychique et la santé mentale. Nous voulons que les entreprises prennent conscience qu’elles sont déjà des industries de la vie, ce qui veut dire que toutes leurs actions portent des conséquences sur le monde qui les entoure. Le temps est venu de réconcilier l’entreprise et la vie en société.
IN: c’est le sens même de notre système de commerce qui est à définir ?
M.D. : absolument. Nous clamons que le commerce est une activité nécessaire de la vie en société, et rien ne le prédispose à être la force négative que nous voyons aujourd’hui. Nous constatons cependant que les entreprises, à titre collectif, ont du mal à se demander “si j’ajoute quelque chose, est-ce que j’ajoute quelque chose de bien ?”. A titre personnel, cependant, les collaborateurs soulèvent de plus en plus hardiment ces questions. Mais les inerties des organisations continuent de leur donner de grands moyens pour accomplir les fins qu’on leur impose, les fameux objectifs. Mais si la fin justifie les moyens, qu’est-ce qui justifie la fin ? Est-ce que les objectifs des organisations (vendre du soda, construire des immeubles…) contribuent de manière favorable à nos vies ? Il y a là une question éthique qu’on a beaucoup évitée. Notre système de commerce doit donc tout simplement être un moyen pour maintenir, et peut-être même faire croître l’habitabilité du monde. Qu’on puisse vivre une vie bonne, maintenant. Pour cela, nous aidons les entreprises à coupler leur croissance avec l’amélioration des conditions de la vie. C’est ce qui leur permet de s’assurer que leur réussite entraîne avec elle de bonnes choses, plutôt que de courir après leurs externalités en multipliant les compensations.
IN. : parmi les grandes mutations de notre société, il y a la digitalisation. Comment s’inscrit-elle dans cette transformation sociétale ?
M.D. : la digitalisation a été un centre de coût et de croissance des 20 dernières années. Il a fallu que les entreprises lancent de grands chantiers pour s’adapter, et cela nous a aussi permis de repenser nos modèles. Mais, trop souvent, la digitalisation a été vue comme une transformation technologique et commerciale. Nouvelles techniques de vente, nouvelles opportunités de vendre. De manière plus profonde et plus subtile, le digital a fait sauter les frontières qui séparaient la vie professionnelle et la vie civile. Progressivement, la vie privée est rentrée dans l’entreprise. L’organisation des dîners entre amis, les groupes de discussion, les groupes d’intérêt. Et cette pénétration finit d’abattre le mur qui faisait que ce qui se passait dans la “boite”, avec des “cadres”, n’avait pas de répercussions sur la société. La digitalisation est ainsi une des briques de la transformation sociétale des entreprises. Grâce à elle, les liens d’attachement entre l’entreprise et la société sont apparus.