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Nul n’aurait imaginé, il y a dix ans à peine, que nous verrions quotidiennement des gens en train de se photographier eux-mêmes avec leurs téléphones, que certains adolescents ont déjà réalisé plusieurs milliers de selfies et que chaque seconde, 1.000 selfies sont pris à travers le monde, soit 60.000 toute les minutes et plus de 86 millions chaque jour. Derrière ce phénomène se cache un bouleversement de la photo en tant qu’art et en tant que simple pratique sociale, touchant autant le photographe, que le sujet photographié, que la prise de vue, voire l’image elle-même.
Un photographe d’un nouveau genre
Le premier constat d’évidence au sujet du selfie est que le photographe et la personne photographiée ne font plus qu’un. Le photographe en tant qu’artiste, interprète, chasseur d’images, amoureux de sa muse, est littéralement évincé. La question : « Qui avait pris cette photo ? » que l’on posait lorsque l’on regardait d’anciennes photos, des années après, n’a plus cours. Le selfie véhiculant avec lui comme une absence, celle du photographe, et comme une solitude, celle de la personne qui se photographie.
Le nouveau visage du sujet
Roland Barthes, l’auteur de La chambre claire, nous rappelle qu’il est faux de croire que la photographie arrête le temps. Photographiez une horloge et ses aiguilles ne cesseront pas de tourner, écrit-il. Photographiez une personne devant un monument et vous ne ferez qu’apporter la preuve de l’écoulement du temps. Car la photo attestera que la personne était bien là à cet instant, mais qu’elle n’y est plus à présent. Pas plus que la photographie traditionnelle, les selfies n’arrêtent le temps. Au contraire, ils survalorisent l’instant, le présent, l’immédiat, comme pour nous dire combien le temps passe vite et à quel point il est impératif de le signifier, jour après jour, heure après heure, minute après minute.
Une prise de vue… en gros plan
Le selfie, par nature, oblige à un cadrage survalorisant le visage photographié. Plus rien d’autre n’y trouve une place. Même une cathédrale comme Notre Dame de Paris terminera au second plan, ne laissant apparaître d’elle que des portions, masquée par un visage occupant le premier plan. Même si les photo-sticks ont sensiblement altéré ce phénomène d’hyper gros plan, le selfie fait immanquablement penser aux portraits de Richard Avedon, volontairement resserrés et destinés à faire parler les figures, à déceler les personnalités derrière les masques que la nature leur a affublés et que l’on nomme visages. Les repères qui ordinairement figurent dans le second plan d’une image et fournissent des indices sur le lieu ou sur l’époque de la prise de vue, sont mis à l’écart pour mieux affirmer le primat du photographe-photographié.
Une image devenue mirage
Les selfies, de par la facilité avec laquelle ils se réalisent, leur fréquence, leur gratuité et leur abondance, participent à la banalisation de l’image elle-même, qui après tout, n’est rien de plus qu’un selfie parmi tant d’autres. L’image devient fugace, éphémère, passagère. De moins en moins exceptionnelle, elle gagne en banalité. Le cadrage que lui impose la prise de vue à bout de bras, ne fait qu’en figer son style, tellement reconnaissable. Désormais numérique et quasiment jamais tirée sur du papier photo, l’image n’a plus vocation à perdurer sous nos yeux. Au mieux, elle finira comme fond d’écran un temps, au pire dans les oubliettes d’un dossier lui-même égaré dans le cloud. Parfois, elle sera effacée. La photographie qui immortalisait hier, éphémèrise aujourd’hui.
La démocratisation de l’art du portrait
Si l’art a fait du portrait un de ses thèmes de prédilection, son histoire montre aussi combien ce genre s’est démocratisé à travers les siècles. Hier, l’apanage du peintre ou du sculpteur, réservé aux personnalités les plus illustres tels des empereurs, des rois, ou des papes…, éternisés avec génie par des Titien pendant la Renaissance, le portrait s’est peu à peu invité dans les châteaux des aristocrates (Les Menines par Velasquez), puis au sein des demeures de la grande bourgeoisie (Rubens), pour atterrir entre les murs plus étroits de la petites bourgeoisie (Henri de Fantin Latour), avant de finir dans l’intimité des peintres eux-mêmes (Bonnard, Modigliani, Picasso…). La photo redonnera un élan à l’art du portrait et en fera, à la fin du XIXe siècle, un épisode incontournable de la vie d’un homme qui se respecte et qui hésitera entre se faire tirer le portrait par Etienne Carjat ou Emile Nadar. La mode lui redonnera un ultime souffle en lui trouvant des égéries à photographier, habillées ou déshabillées par les plus grands couturiers, immortalisées par une génération ininterrompue de talents. Passé entre les mains de monsieur et madame Toulemonde grâce à Kodak, le portrait se fera ensuite plus amateurisme. Le street-styling tentera la synthèse entre nouvelle technologie (photographie numérique), mode et portrait de plein-pied, préfigurant peut-être les selfies, qui par leur nombre seul surpassent en quantité toutes les autres formes de portraits qui les ont précédés.
La création d’un art de l’auto portrait low-cost
Plus besoin ici de dépenser l’argent nécessaire à la réalisation d’un portrait dans les règles de l’art, nécessitant un studio équipé, un matériel pointu, un modèle… Tels ces peintres qui se sont souvent peints eux-mêmes, non par nombrilisme mais par manque de moyens pour s’offrir les services d’un modèle venue poser dans leurs ateliers (Van Gogh, Giacometti, Picasso…), les auteurs de selfies sont peut-être des portraitistes qui s’ignorent, qui se font la main sur eux-mêmes avant de capturer un jour l’image de l’autre, en tirant son portrait…
La construction d’une image de soi et de soi-même
Ce n’est peut-être pas tant le selfie lui-même qui compte, mais sa répétition dans le temps, sa régularité, sa reproduction, la quasi insistance avec laquelle il intervient, comme si ce quasi rituel, devenu réflexe, visait à cerner le sujet, en ne lui laissant plus aucun répit, pour mieux le capturer sous toutes ses facettes, à tous les instants. Il en ressort une image de soi parfaitement plurielle. Aucun selfie ne sera le bon. Au mieux l’un d’entre eux servira un temps comme image de profil par défaut sur une page sociale. En réalité, en faisant mine de se photographier constamment, l’auteur de selfies, fuit l’enfermement dans une seule et unique image. Il s’échappe constamment, comme s’il se cherchait en espérant inconsciemment ne jamais se trouver… Son exact opposé, serait celui ou celle qui se promène avec une seule et unique photo d’identité, acceptant cette stéréotypisation administrative.
Un pied de nez à Big Brother
Les caméras de surveillance auront beau faire, elles n’auront jamais autant de photos de l’adepte du selfie qu’il n’en a lui-même. Dans un monde où l’image est devenue omniprésente, les médias envahissants, la médiatisation de tout systématique, sous l’œil jamais éteint de Big Brother, les selfies seraient une forme de résistance, une manière de se jouer de cette société technologique grandissante en la narguant à coups de : « Tu en veux des images de moi, et bien en voilà ! Arrête de t’évertuer à me filmer ! Si tu veux voir à quoi je ressemble de près, va plutôt dans le cloud. » L’auteur de selfies va plus loin. Il brouille les pistes avec les selfies qu’il supprime (de son téléphone mais pas nécessairement du cloud), ceux qu’il conserve, ceux qu’il préfère, ceux qu’il envoie aux autres. Il brouille les pistes et parfois peut-être s’embrouille lui aussi.
La création d’un alibi
La police qui interrogerait un adolescent, soupçonné de meurtre et en garde à vue, n’aurait qu’à regarder dans son téléphone pour y découvrir un alibi permanent. Une succession de selfies attestant que le suspect était bel et bien ici ou là, mais pas sur les lieux du crime. Pas une heure, sans une photo qui montre l’adolescent là où il est. Les selfies, par leur voyeurisme, seraient en réalité protecteurs ?
La modernisation du journal intime
Tel un journal intime, à la fois secret et candidat au dévoilement, les selfies qui se cachent dans les téléphones sont autant de manière de prendre des notes, pour se souvenir, pour raconter, pour se raconter, pour partir à la découverte de soi. Chaque image, chaque visage, chaque expression servant à rappeler une humeur, un moment, une émotion, une sensation. Tant d’interprétations possibles des selfies, noyées elles-mêmes dans cet océan de visages regardant avec insistance leur moi, simultanément, séparément, mais malgré tout ensemble. La photo qui hier donnait à voir, permet désormais de se regarder. Jean Cocteau disait que les miroirs feraient bien de réfléchir avant de renvoyer les images. Les auteurs de selfies feraient peut-être bien de dé-zoomer un peu, afin d’apercevoir ce qui les entoure.