INfluencia: Vous lancez Méditerranée, une agence pas comme les autres, dont les bureaux sont les Rupture Stores de Marseille, Tanger, Venise et Athènes en avril prochain. Pourquoi ce choix ?
Alexandre Sap : Quand j’ai eu la chance l’année dernière de faire l’acquisition de la libraire Imbernon, une plus des belles et des plus visitées au monde, nichée dans la 3eme rue de l’unité d’habitation de Le Corbusier à Marseille (ville créée par les Grecs) j’ai décidé d’y poser mes valises au 7eme étage et de vivre la première étape de mon odyssée méditerranéenne. Tous les jours, je voyais ces bateaux partir à l’horizon vers Tanger, vers le Pirée, Le Caire ou Istanbul. J’arrivais même à ne plus avoir besoin de montre : je reconnaissais le bateau de 18h qui partait pour la Corse ! Une ville méditerranéenne c’est un port et une ville monde. J’y ai rencontré et suis devenu ami avec des architectes, designers, musiciens et auteurs que je ne connaissais pas à Paris. Puis en décembre, j’ai eu la chance de pouvoir reprendre à Tanger la mythique librairie des Colonnes fondée en 1949. Refuge de la beats génération, c’est un pan de la culture internationale, un comptoir Gallimard pour tous les auteurs. Au Colonnes nous vendons des livres en arabe, français, anglais et espagnol. J’ai ressenti la même chose qu’à Marseille en plus puissant car elle est le passage, à travers le détroit de Gibraltar, de l’orient vers l’occident, et à nouveau des artistes avec un regard neuf et des regards créatifs issus du métissage. Enfin nous avons ouvert en mai à Venise, l’un des plus grands hubs commerciaux et artistiques au monde. Je me rappelais que le route de la soie était une immense caravane, s’y croisaient alors des marchands, des philosophes, des religieux et des artistes. Dans chacun des ports que je visite, j’y rencontre des talents riches du métissage méditerranéen. L’année prochaine j’ouvre Athènes avec une profonde certitude : notre civilisation et les êtres de transformation que nous sommes ont été imaginés sur les bords de la Méditerranée. La démocratie n’a-t-elle pas été inventée par les Grecs ? Notre société régulièrement organisée par les Romains ?
La Méditerranée, ce sont mille choses à la fois, non pas un paysage, mais d’innombrables paysages, non pas une mer, mais une succession de mers, non pas une civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres. Voyager en Méditerranée, c’est trouver le monde romain au Liban, la préhistoire en Sardaigne, les villes grecques en Sicile, la présence arabe en Espagne, l’Islam turc en Yougoslavie. C’est plonger au plus profond des siècles, jusqu’aux constructions mégalithiques de Malte ou jusqu’aux pyramides d’Egypte. La Méditerranée est le berceau d’une éternelle réinvention.
L’interdisciplinarité est le futur de nos modèles culturels
INf. : A qui s’adresse Méditerranée et comment va-t-elle fonctionner ?
A.S. : Notre époque n’a jamais été aussi prête à se réinventer autour du métissage des idées et des cultures, des rencontres locales dans tous les ports qui ont fait notre histoire et nos valeurs. La réinvention de notre époque ne se fera que par une rupture avec notre individualisme, le renfermement sur soi, dictés par une pensée et consommation unique menée par les grandes corporations aidées par leur big data et leurs algorithmes.
L’interdisciplinarité est le futur de nos modèles culturels, nous devons nous ouvrir à tous les courants d’expression artistique parce qu’ils se fertilisent les uns les autres et permettent de faire émerger de nouveaux modèles de création artistique.
Méditerranée est une agence-laboratoire destinée à encourager l’hybridation des business en œuvrant à la transformation des diffuseurs de modèles culturels et des machines à idée, afin de se poser en passeurs s’appuyant sur les acteurs culturels locaux. Nos réflexions seront menées par le métissage des idées et des écoles de pensées de ces grandes villes méditerranéennes qui ont fait notre histoire et bâti nos valeurs.
Les Rupture Stores (librairies, disquaires, galeries) sont les bureaux de cette nouvelle agence, basés à Paris, Marseille, Venise, Tanger et Athènes, les collaborateurs et directeurs artistes sont des musiciens, des écrivains, des curateurs d’exposition, et chaque entité se doit de produire ou de publier pour son propre compte en montrant l’exemple à échelle locale qu’une hybridation de business et de partage de connaissances locales est un modèle vertueux.
Chaque Rupture store est une agence locale hyper ancrée dans la culture de chaque port
Méditerranée s’adresse à toutes les maisons et marques qui ne supportent plus ces recommandations sans âmes ni offre singulière ou copié collé d’une reco à l’autre en termes de marketing culturel. Techniquement l’agence est déjà une mini multinationale interconnectée. Chaque Rupture store est une agence locale hyper ancrée dans la culture de chaque port et reliée aux autres, une sorte de caravane de soie, curieuse, humant l’air du temps. Puis nous créons le bon mix. Nous y recevons des artistes pour des lectures, vernissages ou lancements de disques. Notre premier client, la marque Golden Goose est un immense succès mondial depuis plus de 20 ans. Basée à Venise et nous voyant nous installer à Giudecca elle a été attirée par notre capacité à proposer une offre artistique qu’elle n’avait trouvé nulle part ailleurs.
INf. : les réseaux de marketing culturel comme Forward que vous aviez créé en 2012 n’ont pas réussi à survivre, à quoi est-ce dû selon vous ?
A.S. : Forward mais surtout The Hours, créé en 2007 étaient des projets novateurs notamment en termes d’ingénierie financière pour les marques et les artistes. C’était un modèle neuf, David Jones (ndlr : alors CEO d’Havas) et Yannick Bolloré avaient eu la vision que le futur de la publicité passerait par les contenus, les réseaux sociaux et la géolocalisation. Ils avaient acheté ma maison de disque et l’avaient intégrée avec succès dans l’un des plus puissants réseaux de communication mondial. C’était tellement neuf que j’ai dû écrire mon premier livre « du rock et des marques » avec Jacques Séguéla pour en faire le mode d’emploi de l’agence. Puis après dix ans, le modèle est devenu copiable et certainement opérable par une nouvelle génération de talents, je n’arrivais plus à me trouver pertinent, j’étais limite ringard. Je l’ai arrêté parce que je ne trouvais plus de joie dans ce que je faisais. J’ai donc décidé de partir m’enfermer 3 semaines dans une maison perdue à Bedarieux dans le sud de la France et expérimenter le syndrome de Stendhal. J’y découvrais cette phrase particulièrement puissante « la beauté n’est que promesse du bonheur ». J’ai appelé Jacques Séguéla en lui demandant si la beauté pouvait sauver le monde. Il m’a alors répondu : « La beauté n’est que dans l’œil de celui qui la regarde ! Tu as le titre de ton nouveau livre, je fais la préface, ce sera le nouveau mode d’emploi d’un modèle d’agence qui j’en suis sûr ne sera pas copiable ».* Rupture était né. J’ai mis sept ans pour constituer mon réseau méditerranéen (nous devons ouvrir à Athènes, Le Caire et Istanbul en mettant également une option sur Jérusalem)
nous pouvons toujours transformer nos métiers et activités pour les faire naviguer très logiquement d’un univers à un autre.
INf. : Vous tenez beaucoup au concept d’hybridité. Comment va-t-il se décliner dans vos activités ?
A.S. Nous sommes des êtres de transformation. Notre monde, en perpétuel mouvement, est le théâtre de notre évolution. Au cours de ces deux dernières décennies, nous avons assisté à une formidable accélération d’un processus de dilution des frontières à de nombreux niveaux. Que ce soit dans la politique, les sciences et l’économie, les anciens contours géographiques et institutionnels sont remplacés par d’autres, plus dynamiques, plus intuitifs, plus imprécis, plus relatifs. Le contexte actuel se caractérise par une hybridation aussi bien sur le plan technologique, communicationnel et interculturel. Nous vivons une époque faite d’interconnexions au sein d’une dynamique qui tend à briser la logique des localités, voire des nationalités.
J’ai toujours aimé l’idée que rien n’était figé, et que nous pouvions toujours transformer nos métiers et activités pour les faire naviguer très logiquement d’un univers à un autre. En vingt ans, j’ai eu la chance d’expérimenter la transformation de nos business models. Une maison de disques figée dans son modèle économique de producteur phonographique ne peut-elle pas se transformer en formidable agence de publicité intégrée à un grand groupe de communication mondiale ? Puis se muter en agence/galerie d’art tenue au sein d’un appartement de collectionneur devenant un lieu d’influence, d’exposition et de création hybrides. Enfin, pourquoi ne pas imaginer un café disquaire servant de siège social pour sa maison de disques ou une librairie galerie où tout se croise et s’interconnecte devenant une idée, un mouvement ? C’est faisable, l’hybridité étant la nouvelle normalité. La Villa Médicis n’a jamais prôné que la pluridisciplinarité ; la rencontre et le dialogue entre ses hôtes en font sa richesse et nourrissent l’inspiration de ses talents. Et enfin, j’ai la conviction qu’aucune grande entreprise ne pourra désormais se construire loin d’une conscience renouvelée, hors-sol et départie d’une mission dans le rééquilibrage vertueux de nos modes de consommation. Nous y travaillerons activement pour l’ensemble de nos clients.