Le festival international Médias en Seine bascule en ligne pour continuer de réfléchir à la fonction des médias et à leur transformation. Ses créateurs, Corinne Mrejen, DG du Groupe Les Echos-Le Parisien en charge du pôle Les Echos-Le Parisien Partenaires, et Vincent Giret, directeur de Franceinfo, détaillent le programme et les enjeux de l’édition 2020. Rendez-vous jeudi 19 novembre.
Influencia : alors que les festivals et événements s’annulent les uns après les autres, la troisième édition de Médias en Seine se tient ce jeudi 19 novembre. Pourquoi dites-vous qu’elle était « particulièrement indispensable et urgente » ?
Vincent Giret : cette édition intervient dans un contexte particulièrement important pour les médias. Pendant la crise sanitaire, jamais la consommation de médias n’a été aussi massive et partagée, sous toutes ses formes (information, fiction, musique…) et sur tous les supports. Elle a été un élément clé de notre résilience individuelle et collective, et nous a évité de sombrer psychologiquement. Cette pandémie a aussi constitué un tremblement de terre pour l’écosystème et les modèles économiques d’un bon nombre de médias. Face à la créativité débridée et la violence du choc économique, il est plus que jamais nécessaire de partager et de réfléchir ensemble sur nos médias, sur leur avenir et la façon dont ils évoluent. La crise est un accélérateur de transformation dans les usages, dans les modèles d’abonnement et dans les modes de production de l’information. Il y a actuellement dans les médias une phase de créativité éditoriale et technologique extrêmement intéressante.
IN : qu’est-ce qui a présidé au choix des sept thématiques de cette édition (1) ?
V.G. : Ces thématiques sont intimement corrélées à l’actualité. Celle sur « le journalisme et la connaissance » répond au besoin d’inventer une nouvelle alliance entre les univers des médias et de la science pour apprendre à faire la pédagogie du débat scientifique. C’est complètement nouveau pour les chercheurs et les médecins, mais aussi pour les journalistes. Une autre est consacrée au « choc américain / choc démocratique ». Après l’élection américaine, il y aura beaucoup de panels sur les Etats-Unis, sur les fragilités mais aussi la résilience de nos démocraties. Aux Etats-Unis comme chez nous, le débat public est très nécrosé. Les journalistes américains sont, comme nous, confrontés à la question fondamentale de l’impact du journalisme, de la confiance, des vérités alternatives, à la manière de faire face à la désinformation… Ils n’ont pas tout réussi, mais ils ont fait des choses que l’on a envie de partager avec eux. Avec « Civiliser Internet », il s’agit d’aborder l’infodémie, avec ses théories les plus complotistes et absurdes en matière sanitaire, mais aussi l’affaire Samuel Paty et l’élection américaine, qui montrent combien il est urgent d’apprendre à civiliser Internet par la régulation et aussi en faisant évoluer le comportement des individus.
IN : cette édition 2020 sera finalement 100 % digitale et sans public…
Corinne Mrejen : le passage au tout digital de Médias en Seine – et d’autres événements que nous organisons au Groupe Les Echos-Le Parisien et à Radio France – est certes imposé par la situation sanitaire, mais c’est aussi une formidable opportunité pour la transformation des usages, des modes de production et des canaux de distribution. La diffusion en streaming nous permet d’élargir notre résonnance et notre rayonnement, et de faire intervenir des invités internationaux, qui sont encore plus nombreux que les années précédentes. Parmi ceux qui seront présents cette année, on peut par exemple citer Matt Apuzzo, journaliste d’investigation au New York Times, qui parlera de l’enquête en 2020, Bill McKibben du Times, un des journalistes environnementaux les plus renommés, Rasmus Kleis Nielsen du Reuters Institute for the Study of Journalism de l’Université d’Oxford, qui était déjà là l’an dernier… Le replay facilite aussi l’accès à l’ensemble des interventions, qui peuvent être rééditorialisées. Le digital est enfin un formidable outil pour animer les communautés de manière plus pérenne, en amont, pendant et après l’événement. Dès cet été, les comptes de Médias en Seine sur Twitter et Linkedin ont fait beaucoup de curation, mis en valeur des sélections de podcasts produits par Radio France pour mieux comprendre l’élection américaine, remis en avant les newsletters et montré en quoi ce format était addictif, proposé des formats innovants et immersifs, notamment les grands reportages du New York Times sur l’art et l’économie ou l’explosion du port de Beyrouth, celui du Guardian sur Black History Month…
IN : qu’est-ce que cela a changé sur le modèle économique de l’événement ?
C.M. : le sentiment d’urgence et de nécessité autour de ce moment de rencontre, qu’il soit physique ou digital, n’a jamais été remis en question ni par les participants, ni par nos partenaires sponsors. Nous avons fait évoluer avec eux les modalités d’intégration et de partenariat. En associant des partenaires à chacune des 7 thématiques, ils ont pu s’intégrer de manière plus fluide à un environnement contextuel, cohérent et légitime par rapport à leurs valeurs, voire à leur raison d’être. MGEN s’est par exemple associée à la thématique « journalisme et connaissance », Orange à « civiliser Internet » et Ipsos à celle du « choc américain », puisqu’ils présenteront à cette occasion les résultats d’une grande étude internationale.
IN : les questions abordées lors du festival transcendent les modèles économiques publics et privés…
V.G. : la relation de confiance entre nos deux groupes public et privé, notre capacité à faire venir chaque année autant d’intervenants et de partenaires ont permis de créer ce petit miracle qu’est Médias en Seine ! Nous avons réussi à inventer un événement qui réunit le public et le privé, les très grands médias et les start-up, les régulateurs, les créateurs, les producteurs, les journalistes… A Médias en Seine, tout le monde vient ! Dans un panel qui fait maintenant référence autour des patrons des groupes télé, le public et le privé sont là et c’est devenu une évidence pour tous. On a besoin de tout le monde pour réfléchir sans esprit sectaire et mettre en lumière des gens qui sont à l’avant-garde de notre société. Le festival est aussi l’occasion de mettre des capteurs dans la société et d’aller regarder ce qui se passe dans les jeunes générations…
IN : parmi les invités, on trouve en effet des youtubeurs et des vidéastes, mais aussi des activistes notamment sur les questions environnementales. En quoi leurs manières de travailler peuvent inspirer vos propres médias ?
C.M. : il est essentiel de rester très attentifs à ce qui émerge en termes de nouvelles écritures, mais il ne faut pas non plus tout mélanger. Journaliste et youtubeur, ce n’est pas le même métier ! La diversité des intervenants et la richesse du festival favorisent les rencontres entre médias, avec les start-up… Le Groupe Les Echos-Le Parisien y a par exemple rencontré Binge Audio, le studio de podcast dans lequel nous avons ensuite pris une participation. Cette alliance a notamment donné naissance à la Story, le podcast d’actualité des Echos, et à Code Source, celui du Parisien.
IN : vos deux groupes étaient signataires de l’appel « Ensemble, défendons la liberté », lancé en septembre. A la même période, plusieurs médias publics européens ont alerté sur les attaques dont ils étaient l’objet. Médias en Seine est-il aussi l’occasion de rappeler que les médias doivent plus que jamais défendre leurs positions ?
V.G. : il y a une attaque mondiale contre le journalisme. Des journalistes sont assassinés ou emprisonnés, harcelés en ligne et doivent être protégés par des officiers de sécurité, y compris depuis ces dernières semaines. Tout cela montre l’importance des convictions dans ce métier et la demande très forte d’impartialité de la part du public. Il faut faire vivre cette impartialité et ce n’est pas facile car il y a aujourd’hui une pandémie de crédulité et de désinformation. L’hystérisation du débat public fait que l’on a du mal à dire des choses de manière sereine. Les débats du festival doivent permettre de réinterroger nos pratiques pour nous améliorer, de montrer la manière dont on travaille, de faire de l’éducation aux médias… La route est sans doute longue, mais il est intéressant de voir que la lutte contre la désinformation et la lutte contre le dérèglement climatique sont deux sujets qui réinventent l’imaginaire des nouvelles générations de journalistes. Ces deux convictions en font des journalistes très exigeants et très combatifs.
C.M. : cela reboucle aussi avec notre intuition de départ, qui nous avait incité à ne pas faire de Médias en Seine un événement BtoB. Nous pensions déjà qu’il fallait ouvrir les fenêtres pour réunir les conditions du dialogue entre tous. Ce dialogue est déterminant car, du point de vue de ce public défiant, il y a souvent une non-connaissance du travail des médias et une absence de dialogue. En réunissant tout le monde, on peut dialoguer.
IN : comment envisagez-vous les prochaines éditions ?
V.G. : l’audience de Médias en Seine s’élargit, l’envie d’y participer grandit et on est à mi-chemin. Chaque année, on construit une brique supplémentaire et on va en faire un très grand événement international, je n’ai aucun doute là-dessus. On a besoin que le festival soit encore plus international et encore plus européen. On a aussi besoin de dialoguer avec les Etats-Unis car, en termes de médias, c’est un pays avec de grands acteurs très puissants dans tous les domaines. Ce qui se passe là-bas nous nourrit – parfois nous inquiète – mais c’est une source d’inspiration très fertile. On ne peut pas encore tout révéler, mais on a déjà plein d’idées pour la suite…
(1) L’édition 2020 de Médias en Seine, qui se déroulera en ligne jeudi 19 novembre, abordera 7 grandes thématiques :
1 / Le journalisme et la connaissance : vers une nouvelle alliance entre le journalisme et le monde scientifique ?
2 / Civiliser internet : face à une addiction aux écrans renforcée par le confinement, comment éduquer à l’attention ?
3 / Climat / Planète : les nouveaux pouvoirs d’agir des médias face à la menace environnementale.
4 / Le choc américain : retour sur une campagne présidentielle hors du commun.
5 / L’âge d’or de l’audio : quand la révolution numérique de la voix redistribue les cartes de la production et de la diffusion de l’audio.
6 / La bataille mondiale de la vidéo : le développement accru de la VOD rend encore plus cruciale la concurrence sur les contenus entre les grands opérateurs mondiaux.
7 / Le grand match du sport : le modèle économique déjà fragilisé par l’inflation des droits de diffusion est sérieusement mis à mal.