Les marques ont-elles quelque chose à voir avec l’intérêt général? Dominique Wolton, au Collège des Bernardins, lors du débat autour du livre Ecce Logo, puis interviewé par INfluencia, défend avec virulence l’idée contraire. Il reproche aux marques et aux publicitaires (“Vous êtes tous les mêmes” ?) d’outrepasser leur rôle, les accuse de pêcher par orgueil. Il les enjoint de rester à leur place, du côté du commerce, non sans établir, au détour d’un éloge du bon produit et de la bonne publicité, une hiérarchie de valeurs condescendantes : chacun reste à sa place, la politique, c’est la politique, la religion, c’est la religion, la culture, c’est la culture et le commerce doit rester ce qu’il est : du commerce “et c’est déjà pas mal” (sic).
Il y a beaucoup à dire sur ces affirmations présentées comme des vérités anthropologiques définitives, sur l’assimilation restrictive de l’intérêt général au politique et il nous semble important de poursuivre ce débat, en 4 temps.
Temps 1. Et si le commerce était la source du politique ?
Il est admis que les échanges commerciaux ne sont pas pour rien dans la construction des sociétés humaines telles que nous les connaissons aujourd’hui. L’étymologie du mot “communiquer” nous donne une clé de lecture qui remet en cause l’isolement dans lequel Dominique Wolton installe le commerce et les marques : Cum-moenia, qui signifie “avec un cadeau”, “avec un présent” et cum-monus, qui signifie à “l’intérieur des murailles” associe étroitement la communication à l’échange de biens dans un espace qui protège les hommes.
S’il ne s’agit naturellement pas de limiter l’histoire de l’humanité à ces transactions, il est difficile de réfuter que ce “commerce” là peut être un “commerce agréable” comme l’on dit de quelqu’un avec qui on a plaisir à discuter, qu’il est un objet culturel et que, hélas ou tant mieux, la culture comme la politique lui empruntent ses techniques et son efficacité. Le commerce a contribué à construire les sociétés humaines. Il est au fond assez légitime de voir les marques parfois y prendre une part.
Temps 2. Qui pense aujourd’hui nos sociétés en silo ?
Consultant en informatique/réalisateur/JRI (journaliste reporter d’images)/Militant associatif, Nicolas est un slasher. “Et il n’est pas question pour [Nicolas] de choisir entre l’un et l’autre. Non seulement parce qu’il ne parviendrait pas à joindre les deux bouts à la fin du mois, mais surtout parce qu’un seul métier, ce serait s’enfermer. Parce qu’une seule activité, ce serait s’ennuyer”. * L’accessibilité technologique, l’injonction de mobilité exigée pour s’adapter en permanence, la capacité pour les uns et pour les autres, via les nouveaux médias, d’être partie prenante de communautés multiples remet en cause les parcours linéaires, la séparation étanche des genres et, on le sait, celle de la vie privée et de la vie publique. Le fait est qu’il faudra du recul pour évaluer les conséquences de cette superposition des espaces et du risque de fragmentation des identités… Les marques n’échappent pas à ce nouveau paradigme. Elles sont aussi et surtout des entreprises humaines et elles aussi hésitent, essaient, s’adaptent à cette nouvelle donne.
Temps 3. Qu’attendent les conso-citoyens ?
Ils attendent des marques qu’elles les payent en retour. En leur offrant une qualité de produit et de service sans faille, en leur manifestant de l’attention et de la considération, en adoptant enfin un comportement d’entreprise en phase avec leurs aspirations. C’est ici que l’idée nouvelle de l’intérêt général prend du sens. Nouvelle ? Non, pas si nouvelle que cela si l’on se réfère aux expériences des utopistes du XIXe siècle, aux débuts du développement industriel et du capitalisme. Jean-Baptiste-André Godin, avec le Familistère de Guise, “met en pratique la première expérience d’utopie sociale à grande échelle en associant à un lieu de travail – l’usine Godin, toujours en fonctionnement – un Palais sociétaire pour former une société harmonieuse : habitation collective, piscine, économats, jardin, nurserie, écoles et le théâtre, temple de la communauté familistérienne. Cette expérience durera, sous une forme coopérative, jusqu’en 1968”.
Marginale, désuète, anachronique au XXIe siècle… Naturellement le parallèle s’arrête vite si l’on s’en tient aux solutions proposées à cette époque et à l’échelle des enjeux planétaires. Mais ce qui se joue aujourd’hui poursuit ou réactive l’idée que l’entreprise, et par extension symbolique, la marque, peut investir des champs plus larges que son objet marchand initial.
Il faut admettre l’idée que les marques puissent à leur façon, porter la parole de ceux qui les animent. Sans philanthropisme naïf, mais avec l’ambition de réussir durablement, c’est à dire en associant performance économique et contribution sociétale. C’est ce qu’attendent les nouvelles générations de consommateurs, du moins ceux de nos sociétés nanties et hyper développées.
Temps 4. Changement de paradigme ou “citizen washing” ?
N’en déplaise aux tenants d’un ordre immuable du monde, les marques investissent le champ du social et de l’intérêt général : ressources humaines, développement durable, charte éthique, réinsertion… C’est le cas de Starbuck’s qui transforme ses restaurants en “pôle emploi”, celui de Pepsi qui reverse une partie de ses revenus aux blessés de guerre de retour d’Afghanistan, celui de Coca qui lance une opération pour venir au secours des ours polaires en voie de disparition. C’est McDonald’s qui, à travers sa fondation, ouvre des Maisons de Parents Ronald McDonald. Installées près des hôpitaux, elles permettent aux enfants sous traitement lourds d’être entourés de leurs proches.
Les enfants conservent ainsi un équilibre affectif déterminant pour la qualité de leur guérison.
Ikea et la Fondation Abbé Pierre, Lesieur qui mène une action solidaire avec la Corne de l’Afrique, Mars, Danone, Groupe Aoste, Orangina-Schweppes, Johnson&Johnson, Cémoi, Unilever avec le Téléthon… Les exemples sont multiples. Cela rendra-t-il les gens “fous” comme le martèle Dominique Wolton ? Ces opérations sont-elle une variable cynique d’un nouveau marketing ? Faudra-t-il veiller, comme le lait sur le feu au “citizen washing” avatar social du “green washing” qui a de moins en moins cours aujourd’hui ? Sans doute. Les marques sont les anges et les démons de notre époque.
La reconfiguration du monde tel qu’il se profile laisse aux entreprises et aux marques des espaces dans lesquels, par défaut, elles s’engouffrent. Établir que nous sommes passé du “tout est politique” au “tout est marque” n’est plus une opinion, c’est un fait qui, naturellement appelle l’analyse, la vigilance mais aussi parfois la bienveillance à l’égard de ces corps sociaux particuliers, ces personnes morales qui s’engagent dans ces voies nouvelles de la responsabilité sociétale, par ailleurs imposées par les cadres législatifs.
Par intérêt, sans doute parce que leur réussite est le gage de leur survie et des emplois qu’elles génèrent. Par conviction aussi, parce qu’à leur tête, il y a des femmes et des hommes de bonne volonté, gouvernés par des idées saines et nouvelles, sans manichéisme, tentant de comprendre le monde tel qu’il est pour anticiper celui de demain.
C’est l’esprit du débat ouvert et qu’il faut poursuivre. Sans idéologie, sans certitudes, sans allégeance servile au marché, et assurément sans orgueil.
Gilles Deléris et Denis Gancel
Co-fondateurs de W&Cie, co-auteurs de Ecce Logo, Les marques, Anges et Démons du XXIe siècle, Éditions Loco 2011