IN. : En 2023, le e-commerce, en France, représente un marché de 160 milliards d’euros, largement boosté par les services, en augmentation de 20 %, un peu moins par les produits, qui sont eux en baisse de 1,8 %. Ces chiffres donnent un aperçu du moral des e-commercants ou de la pression qu’ils subissent ?
Marc Lolivier : On est sur un marché qui a quand même été pas mal perturbé par le Covid, un secteur qui avait eu une croissance pratiquement linéaire pendant 15 ans et qui a connu en 2020 une explosion de ses ventes, provoquée par la fermeture des magasins. Il y a donc une sorte de décrue post-Covid attendue, mais une situation que l’on n’anticipait pas, c’est l’arrivée de l’inflation et ses répercussions sur le pouvoir d’achat. Cela se traduit par des évolutions dans les arbitrages de consommation des Français qui, après avoir été enfermés pendant un an et demi, ont eu envie de s’évader, de sortir, et qui protègent, en quelque sorte, dans leurs dépenses non contraintes cette partie voyage, loisirs entre amis, en famille… Une dimension qui est devenue très importante pour le ecommerce, parfois au détriment d’autres produits, que ce soit l’habillement, les produits techniques, qui eux, vous le rappeliez, sont en recul cette année et l’étaient déjà l’an dernier. Nous sommes donc sur un marché qui est devenu plus exigeant, qui doit à nouveau s’adapter, en faisant de nouveaux choix stratégiques.
IN. : Comment s’adaptent-ils, à la lumière des études menées sur le sujet par la Fevad ?
ML.: C’est un secteur qui a toujours montré sa résilience, mais cette situation de recul de la consommation est complexe à gérer, d’autant qu’il y a une plus forte concurrence, celle des magasins bien sûr mais aussi celle internationale. Vous en parliez récemment avec Philippe Berland (directeur général de La Redoute) qui est directement concerné par ce phénomène. Donc, il faut s’adapter. Ce que l’on observe aujourd’hui, c’est que le secteur se concentre sur sa rentabilité, sur l’EBITDA, plus que sur la croissance de son chiffre d’affaires, et qu’il est prêt à reporter certains projets s’il le faut, à rationaliser les dépenses, à optimiser justement pour gagner, ou ne pas perdre, en rentabilité. En essayant de ne pas trop toucher au prix. Le prix reste extrêmement sensible sur internet, du fait des options de comparaison qui sont natives en ligne, consubstantielles du e-commerce.
Le secteur se concentre sur sa rentabilité, sur l’EBITDA, plus que sur la croissance de son chiffre d’affaires
IN. : C’est d’ailleurs un des usages prioritaires des Français : 85% d’entre eux utilisent le e-commerce pour se renseigner sur les prix…
Oui, c’est exact. L’achat en magasin commence sur Internet par cette veille des prix. On mesure bien la transformation que produit aujourd’hui Internet dans les habitudes d’achat. Internet, c’est avant, pendant et après l’achat. Donc, c’est devenu absolument essentiel dans la stratégie mix-canal qui consiste à offrir le meilleur des deux mondes, c’est cette complémentarité entre internet et magasin qui est recherchée, qui est appréciée des clients et aujourd’hui recherchée par les commerçants.
IN.: La FEVAD, depuis 13 ans, s’intéresse au moral des e-commerçants : 40% d’entre eux se sentent sur un marché en décroissance et seuls 23% sur un marché en croissance. Quels autres enseignements avez-vous tiré de cette nouvelle vague d’étude?
ML. : Ce baromètre est passionnant parce qu’il permet vraiment de prendre le pouls, la température du secteur, à travers la vision de ses dirigeants (ici le détail de l’enquête réalisée par OpinionWay pour la Fevad en partenariat avec LSA, du 12 au 26 février 2024). Nous sommes face à des commerçants, des e-commerçants qui sont lucides sur la situation et qui, en même temps, restent confiants. Majoritairement, ils pensent qu’ils vont réussir à augmenter malgré tout leur chiffre d’affaires et améliorer leur rentabilité.
Ce que l’on suit de très près, c’est le nombre de personnes qui n’achètent plus qu’en seconde main.
Ensuite, on voit un certain nombre de tendances qui se dégagent. D’abord, il y a une tendance, on ne peut pas passer à côté, celle de la seconde main, qui est devenue plus qu’une tendance. Aujourd’hui, cela représente 11% du chiffre d’affaires du secteur. Ce que l’on suit de très près, c’est le nombre de personnes qui n’achètent plus qu’en seconde main. Sur le bricolage et le textile, par exemple, cela représente 16% des consommateurs sur Internet ! Ensuite, dans le contexte que l’on vient de décrire, on s’attend à une multiplication du nombre de partenariats, plus d’accords peut-être aussi de reprises et évidemment peut-être aussi des fermetures de sites. Enfin, nous avons identifié un certain nombre d’innovations qui vont permettre à ces commerçants de gagner à la fois en efficacité et en qualité.
IN. : Des innovations au premier rang desquels, sans surprise, l’intelligence artificielle..
ML.: Tout le monde s’accorde en effet sur ce point. Mais ce n’est pas la seule. Le Buy Now Pay Later ressort aussi fortement. Cette facilité de paiement, aujourd’hui très appréciée des jeunes, répond au problème du pouvoir d’achat, apportant une solution aux consommateurs. Nous avons également été surpris par le Live Shopping qui arrive en troisième position des innovations les plus prometteuses pour les e-commerçants, prenant la troisième place occupée jusqu’à présent par la réalité virtuelle. Là aussi, on y voit un symbole de ce commerce multicanal qui offre le meilleur des deux mondes à la fois Internet et magasin au service de la relation client.
IN.: La RSE, l’année dernière, était la première priorité en termes d’investissements stratégiques pour les e-commerçants et les retailers. Ce n’est clairement plus le cas cette année, la première place étant maintenant occupée par le marketing et la communication.
ML : Et ce pour la première fois de l’histoire de ce baromètre ! Pendant 12 ans, c’était l’informatique qui était en tête, ce qui semble normal pour le e-commerce. L’an dernier, c’est la RSE qui est devenue l’investissement prioritaire. Je pense qu’on ne peut pas dissocier cela de l’environnement réglementaire et législatif, notamment avec la loi AGEC qui a demandé beaucoup d’efforts aux e-commerçants et donc des investissements importants. Donc il faut relativiser ce recul.
il y a un changement de paradigme dans la manière dont les e-commerçants voient la RSE
Si on le compare au panel européen, la RSE arrive en septième position. En France, cela reste en troisième position de leurs priorités. C’est une demande à la fois des clients, les entreprises l’ont compris, mais aussi des collaborateurs. Et dans un secteur qui a parfois du mal à recruter, c’est un facteur d’attractivité, notamment pour les jeunes entreprises. Enfin, c’est une attente des financeurs, des fonds d’investissement, des banques qui jugent aujourd’hui ces critères extra financiers éminemment importants. Je pense qu’il y a aussi un changement de paradigme dans la manière dont les e-commerçants voient la RSE, non plus comme une contrainte.
IN. : Cela s’est ressenti dans les FAVOR’I e-commerce, ce vote permettant au public de voter pour leus sites e-commerce préférés et lors duquel Back Market a été couronné.
ML.: Non seulement les Français ont élu, effectivement, un site français spécialiste du reconditionné meilleur site de l’année face aux 200 sites en compétition, mais l’autre bonne nouvelle, je tiens à le souligner, c’est que sur le podium, on retrouve trois sites français. Donc en cette année olympique, on est assez fiers.
IN. : Au sujet du marketing et de la communication devenue la première priorité des e-commerçants. Est-ce que vous attribuez cette place à la hausse des coûts d’acquisition ou à cette nécessité d’exister plus haut et plus fort que la concurrence ?
ML.: Je dirais les deux. En fait, on a même trois facteurs. D’abord en effet la concurrence : la présence beaucoup plus marquée aujourd’hui des retailers dans le paysage et des sites internationaux notamment asiatiques. Il y a également aujourd’hui, dans cette période où les arbitrages sont très forts de la part des consommateurs, le besoin d’être plus présent effectivement pour convaincre le consommateur. Et puis tout cela induit évidemment une augmentation des coûts d’acquisition. Enfin, on a aussi des règles qui sont en train d’évoluer, notamment les règles Google qui pourraient aussi amener à renforcer ce sujet du coût d’acquisition, donc on assiste à une sorte d’anticipation de ces différents phénomènes qui montre bien, à nouveau, que les e-commerçants sont parfaitement lucides.