INfluencia : depuis vos débuts en 1988, vous nous étonnez par vos aventures professionnelles… DDB, TBWAParis, BETC, BBDP & Fils, Animals… Que s’est-il passé avec Animals? et pourquoi Change aujourd’hui ?
Manoëlle Van der Vaeren : concernant mon agence, je pense avoir été happée par trop de choses qui ne m’intéressaient pas, trop loin de la création. J’ai fini par me sentir vraiment trop seule pour tout affronter et continuer à tout porter. Une agence n’existe que si elle se développe et je n’avais pas le temps de me consacrer à autre chose qu’à mes clients existants. Je crois aussi que je n’avais pas envie qu’elle devienne autre chose… Je ne voulais pas tomber dans le piège de grossir et d’angoisser la nuit à l’idée de ne pas pouvoir payer mes employés, sachant que mon client principal TRANSITIONS/ESSILOR MONDE aurait très bien pu nous quitter. Cela a été une décision difficile, des mois de tergiversations. Animals est certainement l’expérience la plus forte et la plus complète de ma carrière jusqu’à maintenant. Mais vous l’aurez compris, j’aime changer de tanière, de territoires… j’aime bouger, voyager dans tous les spectres de ma vie. Je suis mon propre bagage. Animals fait partie de moi… tout comme toutes ces agences que j’ai eu plaisir à traverser… Elles ont été des aventures différentes même si parfois, trop semblables… Après être passée par les plus grosses et emblématiques des enseignes de la place, Change correspondait à une nouvelle envie, un nouveau pari: celui d’intégrer cette fois, une agence indépendante où je serais à nouveau dévouée à la création. Cela manquait à mon tableau de chasseuse.
IN. : Patrick Mercier et Elisabeth Billiemaz ont-ils conscience d’engager « une lionne » ?
M. V.der.V. : vous pourriez leur poser la question… Mais si je dois répondre à leur place je dirais, je les cite : « nous sommes allés la chercher en connaissance de cause, et puis Manoëlle est moins sauvage qu’elle ne le prétend,. C’est une lionne, certes, mais urbaine »…
IN. : Qu’est-ce qui vous a plu chez Change ?
M. V.der.V. : Change est une belle agence, une belle réussite entrepreunariale, elle a de belles marques … L’enjeu est toujours de faire mieux! Mon rôle est clairement identifié, il est de l’aider à avancer sur la qualité de la création. Et puis, il faut que nous allions chercher de belles marques, leur donner envie de nous rejoindre.
IN. : votre liberté, votre management, vont secouer un peu…
M. V.der.V. : une réputation vous précède toujours… La mienne a, j’imagine, fait son chemin depuis 25 ans : elle est celle que je suis!… et comme .je ne cherche jamais à me cacher, je reste assez droite sur mes pattes. Mon management en tant que créative n’est rien de plus que d’essayer de partager mon impérieux besoin d’être la première surprise de ce qui peut sortir de ma caboche comme de celles des autres …autant que faire se peut. Mon mot d’ordre « ne se comparer à personne ». Tracer sa route avec responsabilité et honnêteté.
IN. : vous semblez penser que la covid a rendu ce métier plus humain… On y « méprise » moins son voisin, on enfonce moins la concurrence. Comment expliquez vous ça?
M. V.der.V. : oui on devient plus humbles, on est tous face à l’évidence d’un monde dur, compliqué. La certitude que rien n’est jamais acquis. Plus personne n’a le droit de penser qu’il est au dessus des autres et que sa réussite n’est due qu’à sa supériorité : c’est comme si l’on comprenait enfin que nous vivons dans des contextes plus ou moins favorables. Le mépris n’a plus sa place.
IN. : vous détestez le mot « consommateur »…
M. V.der.V. : oui, il va falloir cesser d’utiliser ce mot comme s’il s’agissait d’une masse de « cons-amateurs ». Cela permettrait aux marques de changer leur regard, leur rapport et leur relation avec ses interlocuteurs et de trouver la connexion juste. On n’est plus dans un monde qui accepte les rapports, les relations où l’on sent le moindre soupçon de condescendance. Les marques n’ont plus le choix. Elles doivent devenir vertueuses, alliées du monde vivant, apporter de la légèreté, ouvrir des horizons, créer de solutions et des consommations responsables, débrider les esprits, faire sauter les étiquettes, unir réunir, être les premières à faire voler en éclat ces murs de la « fragmentation » entre humains, respecter notre environnement.
IN. : n’êtes-vous pas déjà entrain de redonner du sens aux marques…
M. V.der.V. : re-connectons-nous déjà à nos sens et à nos émotions, aux essentiels pour commencer a se mettre dans le bon sens… après on pourra se faire plaisir sans en perdre le bon sens commun. (rires)
IN. : cela ne vous paraît pas mission impossible… ?
M. V.der.V. : non, la perspective de participer à ce « monde d’après », -qui aurait du être le monde de toujours-, me met en joie. Tant que le respect est là et que cela sonne vrai! Seul Le vrai sonne juste et vice versa et peuvent être entendus sans réserve! Tout comme la justesse doit pouvoir se défendre toute seule. On aimera ces marques qui sauront nous donner du juste et du mieux. ..On saura alors, grands seigneurs, en toute conscience, leur faire grâce de leurs dividendes.
IN. : comment vit-on un changement professionnel tout en étant toujours plus ou moins enfermé…
M. V.der.V. : je crois que comme beaucoup, ma vie personnelle et professionnelle n’ont plus de frontières. Je suis dans une sorte d’espace Schengen intérieur, poreux. Des autoroutes à grande allure traversent ma vie sociale, familiale et sentimentale sans autorisation, sans ronds points, ni stops . Je crois que je vais finir par me mettre des amendes aux frontières à coup de 135 euros!
IN. : qu’est-ce qui vous manque le plus aujourd’hui ?
M. V.der.V. : j’ai surtout une sorte de nostalgie en me demandant souvent où sont tous les poètes du vivant ceux qui me décrassent l’esprit et me rendent vivante. Comment vont-ils? … Certainement les premiers à devenir fous de privations juste avant moi! Sinon je démarre une nouvelle aventure professionnelle et ça… c’est comme de s’acheter des verres de lunettes roses, cela permet de prendre de l’avance sur le présent.
IN. : la santé mentale est au centre des préoccupations, beaucoup de temps enfermés, notamment les jeunes…
M. V.der.V. : ça tangue sévère dans la cale! Cette mauvaise santé mentale n’est pas arrivée d’un seul coup, elle était déjà bien préexistante. On se sentait déjà bien tanguer dans des entrelacs perceptibles d’insécurité avant même que ne déboule ce virus. Cette peur larvée a d’abord gravi des échelons avant de devenir ingérable avec cette pandémie. On essaye tant bien que mal de maîtriser de dérouter la peur quand on se rend à l’évidence que l’on ne peut tout simplement pas! …parce qu’elle est devenue endogène : on bascule on sombre. Endogène jusqu’à être sécrétée par nous même! Et pour parler des politiques, il était temps qu’ils intègrent l’état de santé mentale dans leurs prises de décisions. Parce que mes très chers, comme vous le savez mieux que quiconque, sans la bonne santé mentale et financière de vos concitoyens qui, entre parenthèses, vous on promus, pas d’économie prospère possible! …
IN. : êtes-vous une fervente féministe ?
M. V.der.V. : je comprends bien l’intérêt de tous les mouvements féministes même si certains s’égarent ou s’expriment avec beaucoup de virulence de mon point de vue … Mais c’est cette virulence et le nombre qui vont faire basculer le monde, sinon on ne nous entend pas. Quoi qu’il en soit toutes ces prises de paroles ou actions ont leur place et leur rôle dans ce combat pour l’égalité et le respect du sexe féminin. Je suis persuadée qu’au moins un des mouvement féministes résonne avec justesse et avec à propos dans chaque d’entre nous selon notre vécu. Que chacune d’entre nous se sente entendue et soutenue me parait essentiel. Mon combat est plus solitaire : j’ose assez facilement dire assez haut ce qu’il est important d’être dit …
IN. : que pensez-vous de la jeunesse , de ses combats ?
M. V.der.V. : je suis fière de voir cette jeunesse qui émerge. Ils abordent la vie avec acuité. Aimer, partager des verres, se dire les choses, la justice, la justesse,…sont des mots qui ont repris leur sens premier. Ils sont éclairés. Engagés. Fervents capteurs d’une consommation de plus en plus vertueuse et responsable …. Ils nous ouvrent grand des voies qui étaient bouchées obstruées. Enfin.
IN. : comment et où vous vous voyez plus tard ?
M. V.der.V. : je serai une dentellière. J’ouvrirai une « maison » de dentelles avec d’autres dentellières et dentelliers et fluid genders et des singes et des araignées… Des amoureux du beau, du geste, de la préciosité, de la précision…on rirait comme des bécasses de tout et surtout d’un rien… on rentrerait chez nous dans nos différents terriers le coeur léger et confiant, capable d’aimer celui ou celle avec qui nous partageons notre vie.