Accusés d’être trop maigres, trop jeunes, trop sexualisés, ou encore trop retouchés, les modèles féminins font régulièrement débat dans les médias. On leur reproche de proposer un standard de beauté irréel et inaccessible, qui peut avoir des effets néfastes sur le bien-être psychologique des femmes.
Pour faire taire ces débats, quelques marques se sont engagées à des pratiques plus responsables, et une loi a même été signée, obligeant les annonceurs à n’embaucher que des modèles avec un indice de masse corporelle normal, et à spécifier lorsqu’une image a été retouchée. Face à ces nouvelles pratiques et à ces nouvelles lois, on pourrait s’attendre à ce que les consommatrices soient plus méfiantes à l’égard de ces modèles irréels et inaccessibles. Ce n’est pas le cas.
Des modèles toujours perçus comme réels par les consommatrices
Les résultats d’une première recherche publiée dans Journal of Business Ethics avec M.V. Nepomuceno montrent que certaines femmes continuent de se comparer et de s’identifier à des modèles irréellement minces, anormalement hypersexualisés, et digitalement retouchés, et ce, même lorsqu’une mention précise que la photo a été modifiée. Au final, ces femmes considèrent les mannequins virtuels comme des femmes réelles. Pourquoi est-ce que certaines d’entre elles, pourtant conscientes du caractère irréel des images, réagissent à ces modèles comme s’ils étaient réels ? Quelle est la fonction adaptative de ce processus irrationnel d’auto-illusion ?
Des modèles perçus comme des rivales sexuelles imaginaires
Une explication possible est que ces femmes recherchent activement ce processus d’identification et de comparaison avec des modèles au physique exceptionnel, car elles en retirent un bénéfice. Aussi douloureuse et irréaliste que soit cette comparaison, elle leur permet de se mesurer à des rivales sexuelles imaginaires. En se comparant à celles-ci, les consommatrices accèdent à une information capitale concernant leur potentiel de séduction : sont-elles suffisamment attractives ? Sont-elles à la hauteur par rapport à cet idéal féminin ?
Car la comparaison sociale avec les modèles dans la publicité découle d’un processus automatique lié à compétition intrasexuelle, c’est à dire la compétition entre les femmes en matière de séduction. Et cette compétition intrasexuelle imaginaire s’active en dépit du caractère irréel du modèle (retouchée digitalement), et en dépit des coûts psychologiques potentiels (estime de soi, insatisfaction corporelle).
Une rivalité imaginaire qui a des conséquences réelles : jalousie et agression indirecte
Une deuxième recherche publiée toujours dans Journal of Business Ethics mais cette fois avec J.F. Bonnefon s’intéresse aux conséquences de cette compétition intrasexuelle imaginaire. Les résultats de cette recherche montrent que les femmes exposées à un modèle idéal (mince, retouché, et sexuellement provocateur) ressentent une forte jalousie, elles expriment des commentaires très désobligeants à l’égard du modèle (fat shaming, slut shaming) et elles ostracisent cette rivale imaginaire (par exemple, elles ne seraient pas amies avec une femme comme ce modèle). En résumé, les femmes s’engagent dans une compétition intrasexuelle imaginaire avec les modèles féminins dans la publicité, en utilisant les mêmes stratégies agressives que celles qu’elles utiliseraient face à des rivales réelles.
L’attitude provocante du modèle à la source de cette rivalité imaginaire
Mais quelles sont les caractéristiques physiques du modèle qui déclenchent cette compétition intrasexuelle et ces stratégies agressives ? Nos résultats montrent que c’est l’attitude provocante des modèles, et non leur minceur, qui déclenche le plus d’agressions indirectes. C’est un résultat surprenant et important, compte tenu de l’attention que les médias portent à la minceur des mannequins, plutôt qu’à leur posture provocante. Pourquoi la posture du modèle déclenche-t-elle la compétition et l’agression chez les consommatrices ? Car elle (plus que la minceur) communique une intention de séduire les hommes, une intention d’éveiller leur désir sexuel et, potentiellement, une intention de « voler » les hommes. Il n’est donc pas étonnant que les femmes se sentent menacées par des modèles féminins provocateurs : elles représentent une menace pour leurs relations amoureuses actuelles ou futures.
Dans la vie de tous les jours, face à une rivale potentielle, les femmes ressentent généralement de la jalousie. La jalousie est une émotion qui avertit l’individu qu’une mesure doit être prise pour protéger son compagnon actuel ou futur d’une rivale potentielle. Et l’agression indirecte (commentaires négatifs, exclusion sociale) est la stratégie la plus courante pour éliminer les rivales dangereuses. Nos recherches suggèrent ainsi que l’utilisation de modèles sexuellement provocateurs renforce une culture d’agression indirecte chez les consommatrices, alimentant ainsi probablement la tendance alarmante du bullying et du slut-shaming entre les femmes. Compte tenu du nombre très élevé de modèles sexuellement provocateurs dans les médias, les consommatrices sont fréquemment sujettes à cette compétition intrasexuelle.
L’impasse face à ces images de rivales imaginaires
Alors, quelles est la solution ? Utiliser des modèles n’adoptant pas une attitude sexuellement provocante, à l’instar des modèles utilisés par Dove ? La solution n’est pas si simple. Une autre recherche publiée en 2016 dans International Journal of Advertising avec J.F. Bonnefon montre que ces modèles ne sont pas toujours efficaces : les modèles naturels et non provocateurs -comme ceux utilisés par Dove- peuvent parfois susciter de la répulsion, en particulier auprès des consommatrices en surpoids. Probablement car ces consommatrices préfèrent évaluer leur séduction -même avec une rivale imaginaire- plutôt que s’exposer à un miroir réel peu flatteur.
Au final, les consommatrices entretiennent une relation d’amour-haine avec les mannequins dans la publicité : elles recherchent activement l’exposition à ces rivales imaginaires, en dépit de la comparaison défavorable qu’elles génèrent, et en dépit des mécanismes d’agression indirecte qu’elles déclenchent. Si ces modèles provocateurs sont à la fois préférés par les consommatrices et plus efficaces d’un point de vue marketing, nous ne sommes pas prêts de les voir disparaitre du paysage publicitaire.
L’information et la sensibilisation pour réduire les effets néfastes de cette rivalité imaginaire
L’exposition à ces modèles étant inévitable, et les mentions précisant leur caractère irréel inefficaces, il serait pertinent d’informer les consommatrices des effets néfastes de cette exposition. Les informer leur permettrait de prendre conscience des ressorts cachés qui dictent leurs réactions, et tenter de les maîtriser. Interdire la mise en scène de modèles sexuellement provocateurs dans la publicité ne semble pas être la bonne solution, car cela donnerait une représentation politiquement correcte et archaïque des femmes. Toutefois, les organisations de défense des consommateurs, les organismes de surveillance des médias, et les citoyens concernés ont un rôle important à jouer, tant pour sensibiliser le public que pour inciter les entreprises à adopter des pratiques plus responsables.
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