On s’enthousiasme ces jours-ci au CES pour des écrans géants, des objets connectés, des fourchettes capables de faire maigrir en comptabilisant vos aliments et en vous conseillant sur votre régime alimentaire ou pour des dispositifs permettant de diriger sa télévision avec les mouvements oculaires. Pour autant on a l’impression d’être dans la réinvention d’un quotidien et une amélioration des devices existants plutôt que dans des réelles innovations. Innovation vient du latin in (dans) et novare (renouveler). L’innovation est donc l’action d’introduire quelque chose de nouveau en terme d’usage. Le suffixe « in » induit en effet la création de ce qui n’existait pas. On est aujourd’hui moins dans l’innovation que dans la novation (cf la Revue INfluencia N°1 consacrée à « l’innovation: pour quoi faire? »)
Un article brillant de Rémi Sussan, publié le 9 janvier sur Internetactu, citant et analysant le nouvel ouvrage du futurologue britannique Richard Jones « Soft Machines » pose la question : « Et si, loin de vivre une explosion d’innovations, nous nous trouvions plutôt dans une phase de blocage ? Car s’il est vrai que nous assistons aujourd’hui à une multiplication des usages, ainsi qu’à un raffinement et une simplification de technologies déjà existantes (smartphones, web 2, etc.) les véritables innovations de rupture tardent finalement à se manifester ».
Deux blocages seraient à l’œuvre, parmi lesquels une vision naïve très « darwinnienne » de l’évolution technologique alors que les grandes évolutions sont soumises à des centres de décisions très influents proches des grandes puissances politiques et économiques et également une limitation économique très conjoncturelle : « pas question d’imaginer des recherches exigeant plusieurs années, surtout, lorsque, rappelle-t-il, les entreprises rejettent de plus en plus les investissements à long terme ». L’innovation, la vraie, est donc très certainement menacée.
Mais il y a aussi un autre facteur, plus irrationnel celui-là : la crise ou l’absence de « sacré technologique ». Régis Debray a dit que nous avons « l’idéologie de notre technologie ». Si la technologie est au centre de tout aujourd’hui, quel est son projet ? Où allons-nous et comment voyons-nous notre propre futur ? Carl Gustav Jung a démontré que les plus grands mythes ont une pertinence formidable en ce qu’ils se cristallisent autour de l’imaginaire de l’époque, de manière autonome, parfois même jusqu’à s’incarner dans des manifestations physiques. C’est ce que Jung, dans un de ses derniers ouvrages, « Le Mythe Moderne », décrit en parlant des soucoupes volantes. Pour le psychanalyste, les phénomènes mythiques s’incarnent dans une époque, influencée par la psyché collective. L’origine du mythe serait ainsi anticipée, pensée, voulue de manière inconsciente par l’Homme et sa conscience collective.
Il semble ainsi que les OVNI correspondent à un schéma mythologique très lié à l’imaginaire technologique de l’époque. Dans son ouvrage « Science-Fiction et Soucoupes Volantes, une réalité mythico-physique » , Bertrand Méheust met l’accent sur une troublante ressemblance entre science-fiction et phénomène soucoupes volantes, démontrant preuves à l’appui que ce mythe serait jusque dans ses moindre détails l’incarnation d’un « sacré technologique » apparu à la fin du XIXème siècle. Il est vrai qu’à cette période un nouvel imaginaire est né et s’est développé via de nouveaux médias : le fanzine, l’affiche, le jouet fabriqués en masse, la bande dessinée, le roman, la radio, le cinéma…
Appeler à l’imagination pour sauver la technologie
Jules Verne avait fait paraître « Robur Le Conquérant » en 1886, suivi par bon nombre d’auteurs racontant des histoires de dirigeables fantômes pilotés par des savants fous, et ce livre anticipe en fait de dix ans la première grande vague d’observation d’OVNI aux Etats-Unis. Les descriptions ressemblent trait pour trait aux descriptions figurant dans les romans de Jules Verne et les « pulps ».
De même, là où l’homme moderne voit un dirigeable volant, l’homme du Moyen-âge voit un navire, plus proche de son sacré technologique et de la technologie de l’époque. Plus frappant, dans « La Fin d’Illa » de José Moselli, paru dans la revue Sciences et Voyages en 1925 les soucoupes ressemblent à s’y méprendre à celles observées par Kenneth Arnold… en 1947. Et l’OVNI des années 50 ressemble à l’astronef que le romancier Paul d’Ivoi décrit dans son ouvrage « L’Aéroplane Fantôme » paru en 1910. A cette époque la fascination pour la technologie et la conquête du ciel était une priorité pour l’Homme Moderne (en 1910 Blériot venait juste de traverser la Manche).
Quant au thème de l’enlèvement et de l’examen médical dans le vaisseau spatial, qui est un classique des histoires de rencontre de Troisième Type, il est illustré pour la première fois dans un pulp « The Invaders » en 1935, des années avant l’histoire célèbre des époux Betty et Barney Hill, premiers « abductés » enlevés par des Aliens en 1961 près de la ville de Lancaster aux Etats-Unis…
Que faut-il comprendre dans ces coïncidences troublantes entre fiction et observation humaine ? Que la science fiction a un impact sur le réel et sur l’imaginaire. Nous serions ainsi irrémédiablement influencés par l’imaginaire… Dans le fantasme, comme dans nos développements technologiques et dans l’innovation puisque l’on sait que Jules Verne a également influencé grandement les premiers voyages sur la lune…
Le rôle de l’imaginaire est donc central, et il semble en panne. C’est peut-être cela le vrai problème. Il faudrait donc que l’imaginaire se développe pour que se développe l’innovation. Car dans un monde où la Vérité n’existe plus, où les Grands Récits ont disparu, nul ne dessine de grande direction. Dans un monde en crise de foi, l’innovation doit donc trouver une nouvelle voie, pour réinventer un nouveau monde. C’est ce que dit également Richard Jones dans son livre : les auteurs de science fiction ont une grande responsabilité. Il faut en appeler à l’imagination pour sauver la technologie !
Thomas Jamet – Moxie – Président (Groupe ZenithOptimedia – Publicis Groupe)
www.twitter.com/tomnever
Thomas Jamet est l’auteur de « Ren@issance Mythologique, l’imaginaire et les mythes à l’ère digitale » (François Bourin Editeur). Préface de Michel Maffesoli.
* Salon.com : The future will not be cool », Nassim Nicholas Taleb