3 septembre 2024

Temps de lecture : 9 min

Louis Dreyfus (Groupe Le Monde) : « Nous bâtissons un modèle structurellement rentable et qui s’autofinance »

Dans un secteur de la presse quotidienne certes porté par l’actualité, Le Monde - 80 ans en décembre - fait la course en tête et vend plus d’un demi-million d’exemplaires par numéro. Louis Dreyfus, président du directoire du Groupe Le Monde depuis 2010, détaille les ressorts de la dynamique de diffusion, son modèle économique et les enjeux de l'IA. Son groupe a été le premier en France à signer un accord avec Open AI.

(c) Magali Delporte

INfluencia : Depuis janvier 2024, la diffusion France payée du Monde, mesurée par l’ACPM, se situe systématiquement au-dessus des 500 000 exemplaires et progresse de mois en mois. Qu’est-ce qui explique cette dynamique ?

Louis Dreyfus : La croissance de diffusion du Monde, qui a atteint 535 750 exemplaires en juillet, est un mouvement continu qui se déploie depuis une dizaine d’années. Nous le devons au succès de l’abonnement numérique, sur lequel le journal a été pionnier tout en refusant d’être diffusé sur les kiosques numériques, qui permet une croissance systématique et pérenne des abonnés après chaque pic d’actualité. Le réinvestissement continu de la croissance des revenus dans la rédaction – 550 journalistes en CDI contre 310 en 2020 – est au cœur de cette dynamique. La fin du deuxième trimestre 2024 a été portée par une actualité particulièrement exceptionnelle et les recrutements d’abonnés ont été très forts : au lendemain du premier tour des élections législatives et européennes, nous avons ainsi enregistré les plus fortes audiences des soirées électorales depuis qu’elles sont mesurées sur le digital. L’investissement dans l’éditorial permet d’élargir le périmètre des recrutements au-delà de nos matières identitaires que sont la politique et de l’international, sur les JO que nous nous devions de couvrir mais aussi autour des sujets d’ordre personnel qui attirent un nouveau public plus jeune. Cet été, nous avons par exemple beaucoup recruté sur la série d’article À nos Amours autour des ex, signée Clara Georges. La série de Philippe Broussard sur les traces d’un photographe inconnu de la seconde guerre mondiale, écrite sur plus de six mois, a aussi rencontré beaucoup de succès. La croissance du Monde, et de son audience, témoigne de cette diversité renforcée.

L’abonnement numérique permet une croissance systématique et pérenne des abonnés après chaque pic d’actualité. Le gratuit, les formats « live » et le social initient une relation entre notre marque et les jeunes audiences

IN. : Quel est le rôle du gratuit dans cette tendance ?

L.D. : Le gratuit, comme les formats « live » que nous montons en cas d’actualité particulièrement intense – ils ont représenté 23 % de notre audience cet été – ou ce que nous faisons sur Snapchat, YouTube ou TikTok, sont le moyen d’initier une relation entre notre marque et les jeunes audiences. En fidélisant les moins de 18 ans grâce à ces formats gratuits – et c’est le cas – nous avons une bonne chance le jour venu de les amener sur des formats abonnés. Pour l’instant, c’est un pari plutôt payant puisque la moitié de nos nouveaux abonnés numériques ont moins de 34 ans.

Il devrait être possible d’atteindre à moyen terme un million d’abonnés à travers l’édition papier, le numérique et notre édition internationale en anglais

IN. : Quels sont les objectifs d’abonnés pour la fin de l’année et à plus long terme ?

L.D. : Comme nous entrons dans une séquence politique et américaine fortes, nous prévoyons de finir 2024 à 580 000 abonnés numériques, incluant les abonnés qui démarrent à 1 euro mais tous payants. L’ACPM ne comptabilisant une diffusion payée que lorsqu’elle dépasse un seuil du prix de vente, nos chiffres ont souvent trois mois d’avance par rapport à ceux qui sont ensuite reconnus par cet organisme. Avec Jérôme Fenoglio (directeur du Monde depuis 2015, ndlr), nous pensons qu’il devrait être possible d’atteindre à moyen terme un million d’abonnés à travers l’édition papier, le numérique et notre édition internationale en anglais. Ce portefeuille doit permettre de générer des revenus importants et d’asseoir durablement notre modèle économique. Sur les marchés occidentaux, il y a souvent un journal d’information leader par son portefeuille d’abonnés numériques et des concurrents qui ont du mal à émerger. C’est la théorie du Leader takes all. C’est le cas du Monde qui fait aujourd’hui plutôt figure d’exception que de modèle en termes de portefeuille d’abonnés numériques et de croissance.

IN. : Qu’en est-il de la publicité qui représente un peu moins de 25 % des revenus du groupe ?

L.D. : Le début d’année a été très positif. La séquence électorale de juin-juillet s’est traduite par une tétanie des annonceurs. Cette phase passée et, les Jeux olympiques arrivant, nous avons observé un redémarrage. Nous sommes assez optimistes pour le dernier quadrimestre. Les revenus de la marque M continuent de progresser, d’autant qu’elle se décline désormais sur des contenus hebdomadaires, trimestriels avec Le goût de M, numériques et une activité événementielle.

IN. : Quels sont les effets sur les résultats du journal ?

L.D. : En 2023, Le Monde a dégagé un Ebitda de +18,7 M€ contre +15,5 M€ en 2022. Le résultat net est positif sans discontinuer depuis 2016 et c’est aussi le cas depuis 2015 pour le résultat d’exploitation. Nous sommes en train de bâtir un modèle structurellement rentable, qui s’autofinance. Pour espérer que les lecteurs paient pour du contenu, il faut qu’ils soient convaincus de la rigueur, de l’indépendance et probablement de l’exclusivité des contenus auxquels ils vont avoir accès. C’est une préoccupation constante pour nous.

Aujourd’hui, 73 % de notre chiffre d’affaires vient de notre lectorat via la diffusion payée print ou numérique. C’est une marque de confiance dans la qualité du travail de la rédaction et fondamental pour se protéger de pressions extérieures

IN. : Le Monde a souvent été cité en modèle dans les débats sur l’indépendance des médias d’information. Que vous ont inspiré ces débats ?

L.D. : Aujourd’hui, 73 % de notre chiffre d’affaires vient de notre lectorat via la diffusion payée print ou numérique. Avoir autant d’abonnés est une marque de confiance dans la qualité du travail de la rédaction. C’est aussi fondamental pour se protéger de pressions extérieures. À notre arrivée, en 2010, le journal était lourdement déficitaire et au bord du dépôt de bilan. Pour réussir à transformer le modèle économique, il a d’abord fallu que les actionnaires investissent et financent le retournement et les renforts éditoriaux, sans pour autant chercher à influer sur les contenus ou à menacer, comme d’autres l’ont fait, de se désengager en cas de désaccord avec tel ou tel article. Nos actionnaires ont été exemplaires, à tel point que Xavier Niel a considéré que la dernière étape de ce modèle était la cession pour un euro de ses actions à un fonds de dotation.

IN. : Les Etats généraux de l’information (EGI), qui ont abordé la question de l’indépendance des rédactions, s’apprêtent à rendre leurs conclusions. Qu’en attendez-vous ?

L.D. : Nous sommes très favorables aux éléments qui pourraient conforter l’indépendance des rédactions, d’autant que nous les avons mis en place au Monde depuis très longtemps puis, au fur et à mesure, dans chacun de nos titres. Le choix du candidat au poste de directeur de la rédaction relève de l’actionnaire mais il vaut mieux vérifier que son autorité soit reconnue par ses pairs. Au sein du groupe, nous avons mis en place deux autres modalités. Si, au cours du mandat du directeur du journal, l’actionnaire souhaite s’en séparer, il ne peut pas le faire sans l’agrément de la rédaction. Nous avons aussi créé une clause pour qu’un actionnaire ne puisse pas monter au capital sans l’agrément des sociétés de rédacteurs. Je pense que cela permet de répondre partiellement à une question fondamentale dans nos métiers, celle de la confiance que peuvent nous porter nos lecteurs. Il est dans l’intérêt de toutes les parties – la rédaction, mais aussi les dirigeants et les actionnaires – de trouver toutes les réponses possibles pour tisser des liens de confiance avec les lecteurs. J’espère que les EGI apporteront des réponses en ce sens.

Certains m’en veulent de prendre la parole sur l’indépendance des rédactions mais je sais pourquoi je le fais. Je comprends mal les arguments de ceux qui y sont opposés

IN. : Nombre de vos confrères y sont pourtant défavorables à un droit d’agrément des sociétés de rédacteurs ou des journalistes. Vous n’arrivez donc pas à les convaincre…

L.D. : Certains m’en veulent même de prendre la parole sur le sujet mais je sais pourquoi je le fais. Ceux qui y sont opposés pensent parfois que cela reviendrait à renoncer à certaines de leurs prérogatives… Je comprends mal leurs arguments. L’actionnaire a intérêt à ce que son titre soit rentable et ait des lecteurs fidèles. J’espère que les EGI apporteront des éléments de réponses sur les mesures qui donnent un droit d’agrément aux sociétés de rédacteurs et que le gouvernement s’en saisira. Il ne serait pas non plus illogique que les pouvoirs publics réfléchissent aux leviers dont ils disposent pour inciter les médias d’information politique et générale à adopter ce type de dispositif. Il est logique qu’ils cherchent à avoir un niveau d’exigence plus important dans la qualité du débat démocratique. Cela passe par une protection du statut des journalistes et par une indépendance renforcée des médias. Une piste est la remise à plat du système de subvention pour veiller à ce que ce système aide à la transformation et au soutien sans être de la perfusion…

IN. : Le Monde a signé en mars 2024 un accord sur l’IA avec OpenAI. Que peut-on en dire à date ?

L.D. : Nous étions le cinquième groupe au monde à signer un accord avec OpenAI et, à ce jour, toujours le seul français. L’outil SearchGPT d’OpenAI, qui va sortir prochainement, fait partie de l’accord. Si la révolution de l’IA se traduit par une modification des usages, notamment pour les jeunes publics, il est important que nous soyons référencés dans ces outils. Sans l’IA, on n’aurait pas non plus pu faire Le Monde in English. Ce contrat à long terme représente par ailleurs une source de revenus significative. Nous ne donnons pas de chiffres mais ceux qui ont été publiés sont sous-estimés. Nous nous sommes engagés à ce que la partie des revenus qui correspond à la mise en avant des contenus (« output ») soit assimilée à des droits voisins et en partie – à hauteur de 25 % – redistribuée à nos journalistes. C’est une première.

Ce contrat à long terme avec OpenAI représente une source de revenus significative

IN. : Les négociations avec les grandes entreprises américaines sont souvent réputées difficiles…

L.D. : Celles que j’ai menées avec OpenAI ont été très fluides et j’ai eu face à moi des équipes diligentes qui avaient envie de trouver un accord. J’ai négocié un accord commercial pour Le Monde, où j’essaie de valoriser des contenus dont le coût de production est très élevé puisque nos conditions de rigueur et d’indépendance sont également très élevées. En revanche, je ne pense pas que ces sociétés soient équipées pour avoir des discussions avec une profession. Et je comprends que certains de ces acteurs puissent choisir de signer seulement avec les titres qui ont la réputation d’être les plus rigoureux. De ce point de vue, il n’est pas illogique que nous soyons le premier signataire en France.

IN. : À signer des accords spécifiques pour Le Monde, on entend parfois dire que le groupe joue cavalier seul… 

L.D. : Mon rôle est aussi d’ouvrir des brèches au bénéfice de tous. Lors de l’accord sur les droits voisins, la presse française s’était associée et s’était heurtée à une fin de non-recevoir. Je suis alors allé négocier pour Le Monde et j’ai trouvé un accord. Peu de temps après, les autres ont trouvé des accords similaires sur les mêmes bases. Avec l’IA, tout le monde a actionné des clauses pour interdire l’utilisation de nos contenus. C’était indispensable sans être une protection absolue. Il fallait ensuite négocier pour voir selon quelles conditions les contenus pouvaient être utilisés, avec quelle rémunération et quelle somme serait reversée à la rédaction.

IN. : Le Nouvel Obs a été relancé le 21 mars. Avec quels effets ?

L.D. : Le marché publicitaire a répondu présent. Depuis la relance, le chiffre d’affaires digital de gré à gré a augmenté de 45 % et le portefeuille moyen des numéros papier du Nouvel Obs a augmenté de 19 %. La diffusion a aussi bénéficié de la séquence électorale. Nous allons poursuivre les évolutions sur le digital avec de nouvelles versions du site et de l’appli, en attendant le 60e anniversaire qui arrivera en novembre.

IN. : Qu’en est-il des autres titres, notamment Courrier International et Télérama, qui va proposer des évolutions fin septembre ?

L.D. : Courrier International, qui est le premier magazine en France pour son portefeuille numérique, a fait un très bel été, notamment autour des JO. Les perspectives sont également très favorables avec l’élection américaine. Télérama va renforcer son existence numérique, qui était sous-dimensionnée par rapport aux usages. Le papier n’est pas forcément un support évident pour les nouvelles générations alors que ce titre propose beaucoup d’articles accessibles et pertinents sur les nouveaux modes de consommation. Ce titre doit devenir le grand acteur de la recommandation et de l’enquête culturelles. La nouvelle directrice de la rédaction Valérie Hurier a prolongé le travail lancé par Fabienne Pascaud pour donner au journal une image plus ouverte.

Télérama doit devenir le grand acteur de la recommandation et de l’enquête culturelles

IN. : Vous avez pris vos fonctions il y a 14 ans. Dans quelle mesure cette continuité est un gage de succès dans le management dans un secteur en pleine évolution ?

L.D. : La continuité évite de défaire ce qu’a fait le management précédent et implique d’être plus cohérent dans ses décisions. Cela donne aussi une fluidité dans la gouvernance et permet, je crois, de créer une relation de confiance avec les équipes. Surtout quand les engagements pris par les actionnaires d’investissement dans la rédaction ont été tenus dans la durée et qu’on aboutit à un modèle structurellement bénéficiaire. La suite reste à écrire. Le fait d’avoir aujourd’hui pour actionnaire majoritaire un fonds de dotation, qui ne peut pas nous financer, implique une discipline budgétaire renforcée et oblige à être en permanence très agile. C’est très motivant. Diriger un portefeuille de titres d’actualité amène aussi à être percuté tous les jours par une actualité qui nous force souvent à nous réinventer. C’est une chance. Avec la construction du bâtiment qui abrite aujourd’hui l’ensemble des équipes – un projet de 200 M€ qui a été autofinancé, ce qui était assez risqué -, nous avons désormais la possibilité d’écrire une histoire commune.

(c) Jared Chulski. Le nouveau siège du Groupe Le Monde, le long de la gare d’Austerlitz dans le 13e arrondissement de Paris, a été conçu par l’agence d’architecture norvégienne Snohetta. Cet « immeuble pont » abrite les équipes du Monde, de Télérama, Courrier International, La Vie, du Nouvel Obs et du Huffington Post.

En savoir plus

La diffusion du Monde en chiffres (source ACPM) :

En juin 2024, le quotidien affichait une diffusion France payée (DFP) de 531 034 exemplaires, incluant notamment 55 691 ex. pour les abonnés print postés ou portés, 22 778 ex. en vente au numéro et 442 597 versions numériques individuelles.

La DFP, qui a franchi le cap des 500 000 exemplaires en janvier 2024, n’a cessé de progresser tout au long du premier semestre :

Janvier : 500 263 ex.

Février : 501 668 ex.

Mars : 510 313 ex.

Avril : 517 209 ex.

Mai : 522 495 ex.

Juin : 531 034 ex.

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