Emmanuel Fraysse (Digilian) : « L’Europe doit passer à l’action. Elle ne peut plus se contenter de regarder le monde évoluer sans elle »
Le GITEX Global 2024 s'est déroulé à Dubaï en octobre dernier. "C'est un des plus grands événements technologiques au monde qui traduit le changement de paradigme technologique et économique du monde dans lequel on vit", selon Arnaud Winther et Emmanuel Fraysse, Directeurs Associés de Digilian, cabinet conseil “Transformation, Management & IA”. Éclairage sur ce show tech XXL, ses enjeux et la nécessité pour l'Europe de se positionner comme un acteur incontournable de la transformation technologique mondiale.
Arnaud Winther et Emmanuel Fraysse, Directeurs Associés de Digilian, cabinet conseil “Transformation, Management & IA”
INfluencia : Vous étiez il y a quelques semaines au GITEX Global 2024 à Dubaï. De quoi s’agit-il ?
Emmanuel Fraysse : Le GITEX Global 2024 se présente comme l’un des plus grands événements technologiques au monde. En tant qu’européens adeptes d’innovation, nous avions repéré cet évènement il y a quelques années mais nous ne l’avions pas priorisé jusqu’à cette année. Oups, myopie occidentale… C’est un salon immense, étalé sur plus de 250 000 m² entre le Dubai World Trade Centre et le Dubai Harbour qui a accueilli près de 200 000 visiteurs, 6 5000 exposants, 1 800 startups et 1 200 investisseurs. La grandeur et l’effervescence de cet événement ont laissé une impression durable, bien plus puissante que notre première visite au CES de Las Vegas. Pourquoi ? Parce qu’au-delà de la simple démonstration de force technologique, le GITEX 2024 a révélé un réel basculement des ambitions mondiales, où le Moyen-Orient se place en position de leadership pour façonner l’avenir technologique du monde. 3 plaques “tech-toniques” sont donc désormais en place : USA, Chine… et Moyen-Orient avec les Emirats en avance de phase.
Le GITEX s’inscrit dans une approche B2B et une dynamique de transformation systémique. Ce positionnement renforce le rôle de Dubaï comme hub incontournable pour façonner le futur
IN. : Quelles sont les spécificités de cet événement par rapport au CES de Las Vegas par exemple, son positionnement et ses ambitions ?
Arnaud Winther : Contrairement au CES de Las Vegas, qui se concentre davantage sur le côté consommateur, le GITEX s’inscrit dans une approche B2B, une dynamique de transformation systémique, abordant des thématiques telles que le hardware, le software, et l’infrastructure, tous propulsés par l’IA. Ce positionnement renforce le rôle de Dubaï comme hub incontournable pour façonner le futur. L’ambition des Émirats est d’ailleurs palpable — le carnet de chèques étant ouvert pour encourager les startups innovantes et attirer les talents du monde entier.
Les entreprises chinoises, autrefois omniprésentes au CES, choisissent de plus en plus le GITEX pour présenter leurs innovations, ce qui illustre le basculement de l’épicentre technologique vers le Moyen-Orient. L’IA est désormais perçue comme le nouveau pétrole, et les investissements colossaux des pays du Golfe dans ce domaine en témoignent. Dubaï ne se contente pas de vouloir suivre les tendances, mais entend bien imposer sa vision du futur, faisant de l’IA une priorité économique et sociétale.
Le point le plus marquant est l’omniprésence de l’IA, s’insérant dans tous les secteurs présentés, signe de l’importance croissante des technologies hardware+software. Tout était axé sur les cas d’usage
IN. : Qu’est-ce qui a retenu votre attention sur cet événement ?
E.F : Tout d’abord, ce qui frappe c’est sa démesure : plus de 40 halls étaient à visiter dont 10 halls de starts-up. Il y a des superbes stands dans les halls officiels mais imaginez que les couloirs étaient aussi envahis de sociétés plus motivées les unes que les autres incluant par exemple les sociétés de la délégation du Pakistan. Ensuite, le point le plus marquant est l’omniprésence de l’IA, s’insérant dans tous les secteurs présentés, accompagnée d’une forte présence de solutions durables, de robots (baristas café mais aussi cuisinier pour faire du poulet frit!), et d’humanoïdes, signe de l’importance croissante des technologies hardware+software. Tout était axé sur les cas d’usage. Pas de théorie, de la pratique, des exemples de l’IA “agentique et composable”, comprenez des agents spécialisés boostés à l’IA (assistant gestion de projet, assistant communication, assistant pour faciliter les fusions-acquisitions, assistants vérification des contrats, …) et des IA dont les fondements sont modifiables à l’envie (changement de LLM, …). Tous les “game changers” américains étaient là : SAP, Oracle, Salesforce, Microsoft, Google, Amazon, Meta, …
IN. : 40 halls… Lequel était incontournable ?
E.F : Je mettrai une mention spéciale pour le hall cybersécurité dont l’espace Hackathon était toujours actif et l’espace de conférence ”Dark stage” très vivifiant avec des décideurs cyber et des hackers éthiques (pour la plupart), qui venaient présenter des sujets trop souvent ignorés ou cachés sous le tapis du “Chut, pas de vague, hein”.
A.W : Niveau GovTech, l’événement a présenté des innovations allant des avatars policiers facilitant les interactions citoyennes, aux véhicules de patrouille autonomes, en passant par un parcours automatisé pour la douane à l’aéroport. D’ailleurs, à Dubaï, vous trouverez déjà des commissariats virtuels avec des avatars policiers dans certains quartiers. Mais, il était bon de se perdre dans les halls et de laisser faire la sérendipité, ce qui nous a permis de trouver quelques français exposants ou visiteurs qui viennent faire du business avec succès via les Emirats.
E.F : Quelques start-ups françaises avaient fait le déplacement grâce à l’incubateur ZeBox de CMA-CGM. Paradoxalement, grâce à ce déplacement, certaines start-ups ont pu rencontrer de grands patrons français qui avaient fait le déplacement en délégation. Grands patrons impossibles à rencontrer en France. Autant en profiter au GITEX !
IN. : On peut imaginer la qualité des stands, lesquels selon vous se sont démarqués ?
A.W : Huawei et etisalat, deux stands d’exception. Huawei, sur un stand de 1 400 m², a présenté un large éventail de solutions visant à accélérer la transformation digitale et industrielle. Parmi les innovations phares, l’entreprise a dévoilé des outils pour la transformation numérique du secteur énergétique, ainsi que des solutions intelligentes pour les champs pétroliers et la distribution électrique. Ces initiatives visent à moderniser les infrastructures, en intégrant l’IA et les réseaux 5G-Advanced, afin d’améliorer l’efficacité des opérations et soutenir la transition vers les énergies renouvelables. Le stand comprenait également des démonstrations de solutions pour les centres de données, les réseaux optiques, et la collaboration intelligente, illustrant l’engagement de Huawei à rendre les infrastructures numériques accessibles à toutes les industries.
Ensuite, etisalat, puissante entreprise télécommunications des Emirats, désormais connue sous le nom e&, a également marqué les esprits avec un stand exceptionnel. Le géant des télécommunications des Émirats arabes unis a présenté une vision futuriste de la connectivité, axée sur l’IA, l’Internet des objets (IoT) et les technologies de réseau 5G. Le stand était conçu pour offrir une expérience immersive, permettant aux visiteurs de découvrir les solutions innovantes proposées pour les villes intelligentes, la santé numérique et les industries connectées. e& a également mis en avant des technologies exponentielles telles que des drones pour la livraison, des robots interactifs, ainsi que des démonstrations de maisons intelligentes entièrement automatisées, soulignant leur rôle crucial dans la transformation numérique de la région.
La participation française est apparue relativement discrète par rapport à celle des autres grandes puissances économiques
IN. : Qu’en est-il de la présence de l’Europe et plus particulièrement de la France sur le GITEX Global ?
E.F : Sans équivoque, l’Europe et la France étaient peu présentes. Certaines délégations nationales avaient leur stand : Grande Bretagne, Allemagne, Belgique, Suisse, Estonie, Lituanie, …, ainsi que quelques régions comme le Piémont (Italie) mais pas de stand pour la France. Malgré la présence de quelques grandes entreprises françaises comme Orange, Legrand, Thalès (dont le stand partenaire était voisin du stand Kaspersky), la participation française est apparue relativement discrète par rapport à celle des autres grandes puissances économiques.
Les Américains, les Chinois, les Russes, les Indiens, les Iraniens étaient bien présents dans ce patchwork qui peut perturber un esprit occidental qui pense encore que la Silicon Valley est le centre du monde technologique. Il n’en est rien, le monde tech est aussi devenu multipolaire. Alors que l’événement réunissait des acteurs de toutes les nationalités sans distinction (180 nationalités), l’Europe semblait se replier dans une sorte de « coquille » protectrice, loin des ambitions mondiales affirmées par des nations comme les Émirats qui ont l’argent mais aussi la vision, les ambitions et les ressources humaines qualifiées grâce notamment à leurs partenaires indiens. Pour prendre bien conscience de l’importance de l’Inde sur l’échiquier mondial de la tech, regardez le nombre de grands patrons des sociétés technologiques américaines qui sont d’origine indienne.
Légiférer, c’est bien mais proposer un contexte favorable à l’innovation et au “passage à l’échelle”, c’est mieux !
IN. : Voulez-vous dire que l’Europe est en perte de vitesse et qu’elle doit se réveiller ? Que préconisez-vous ?
E. F : L’Europe doit passer à l’action. Elle ne peut plus se contenter de regarder le monde évoluer sans elle. Les révolutions numériques précédentes ont été menées par les utilisateurs, mais la révolution de l’IA est poussée par des visions politiques et des investissements stratégiques. Si l’Europe veut rester pertinente, elle doit formuler une vision claire, engager les moyens nécessaires, et participer activement à l’élaboration de ce nouveau monde. Il est question de créer de la valeur à travers la collaboration, de développer la créativité et l’efficience, et surtout de ne pas laisser les autres nations maîtriser cette technologie avant nous.
L’énergie et la dynamique observées au GITEX Global 2024 doivent inspirer les décideurs européens. L’heure n’est plus à la sensibilisation théorique, mais à l’action concrète, à la mise en œuvre de projets ambitieux avec des acteurs privés disposant d’une vraie marche de manœuvre. Légiférer, c’est bien mais proposer un contexte favorable à l’innovation et au “passage à l’échelle”, c’est mieux ! Les opportunités offertes par l’IA sont immenses, et il est encore temps pour l’Europe de réagir, de sortir de sa coquille et de se positionner comme un acteur incontournable de la transformation technologique mondiale.
A.W : Soyons bien conscients de cela : Il y est question de l’Europe qui, comme un coquillage, pourrait se faire dévorer par la « pieuvre du Sud global » (terme maladroit mais nous n’avons pas mieux à proposer dans l’immédiat) dont le GITEX est une manifestation flagrante. L’Europe se recroqueville dans sa coquille et Dubaï envoie ses tentacules pour devenir le HUB DU MONDE DE DEMAIN… Le tout sans distinction de nationalités : les stands iraniens, russes, chinois, indiens, américains se côtoient ici sans problème…
E.F : En filant l’image un peu plus loin, attention : ” Les pieuvres adorent manger les coquillages, ne restons pas trop longtemps dans notre coquille !”, comme l’évoque Arnaud Winther, Directeur Associé de Digilian…
Les accélérationistes avec Elon Musk et Sam Altman en tête prennent le pas sur les “Doomers”. Même les techno-réalistes sont dépassés dans ce mouvement du nouveau “far-web”
IN. : Vous avez évoqué la présence des Américains au GITEX, l’actualité de ces derniers jours est marquée par la réélection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, le 5 novembre dernier. Le candidat républicain a été soutenu par les entrepreneurs de la tech notamment Elon Musk. Quel avenir cela présage-t-il dans le monde technologique de demain ?
E.F. : D’une façon globale, l’environnement global est VICA (Volatile, Incertain, Complexe et Ambigu). L’élection de Trump s’inscrit dans ce monde dont les repères classiques explosent. En termes d’approche technologique, les accélérationistes avec Elon Musk et Sam Altman en tête (ceux qui veulent libérer les technologies et faire sauter les verrous réglementaires… voire éthiques du “bien public”) prennent le pas sur les “Doomers” (ceux qui sont plus prudents, voire pessimistes sur les usages des techs). Même les techno-réalistes sont dépassés dans ce mouvement du nouveau “far-web”. Après l’or, le pétrole, voici la ruée vers l’IA avec un minimum de contraintes pour le meilleur et pour le pire face aux deux autres plaques techtoniques : Chine et Moyen-Orient. Avec une bonne dose de protectionnisme “America first and only America first” en prime. À l’instar des embargos sur le hardware vis-à-vis de la Chine par exemple, quid des embargos sur le software, les LLM, GPT et autres réjouissances techs ? Pour le moment, le monde a accès aux derniers LLMs “made in USA” mais certains détournements vont forcément irriter l’Amérique trumpiste. Par exemple, la Chine a détourné un LLM Meta open source pour un usage militaire. Son nom “Chatbit”. Face à ces usages “Not America first”, le gouvernement américain va forcément prendre des mesures. Bref, ça va tanguer pour la Tech Européenne. À suivre.
Le GITEX n’est pas qu’un évènement unique, c’est une marque globale d’événements tech de premier plan !
IN. : Le GITEX 2025 est déjà annoncé ?
E.F : Oui,le GITEX Global se tiendra à Dubaï en octobre 2025 mais le GITEX n’est pas qu’un évènement unique, c’est une marque globale d’événements tech de premier plan ! Preuves en sont les éditions AI à Abu Dhabi / Dubaï (Février 2025), AFRICA au Maroc (avril 2025), ASIA (avril 2025), EUROPE (Mai 2025), NIGERIA (septembre 2025)… Initialement, le GITEX Europe était potentiellement annoncé à Paris mais Vivatech a dû passer par là. Berlin donne une ouverture notamment vers les pays de l’Est. Mais soyons clairs, même si certains exposants présents à Dubaï seront du voyage, ils devront brider certaines technologies présentées pour respecter la législation européenne (AI Act et RGPD en tête).
L’Europe doit prendre conscience de la nécessité d’investir dans les technologies exponentielles dont l’IA et de s’engager activement dans cette transformation au-delà de ses frontières en s’appuyant sur ces champions nationaux.
IN. : Pour conclure, quel(s) message(s) à retenir ?
A.W : Lors de nos voyages de veille depuis plus de 15 ans, nous avons eu trois chocs : le SXSW (Austin, USA) en 2013, Shenzhen (Chine) en 2018 et le GITEX en 2024. Le GITEX Global 2024 est bien plus qu’un simple salon technologique. C’est une manifestation du changement de paradigme technologique et économique que le monde vit actuellement. Tandis que Dubaï (les Emirats par extension) s’impose comme un hub de l’innovation, l’Europe doit prendre conscience de la nécessité d’investir dans les technologies exponentielles dont l’IA et de s’engager activement dans cette transformation au-delà de ses frontières en s’appuyant sur ces champions nationaux.
E.F : “On est mort si… on ne bouge pas. Le monde bouge, bougeons avec lui.” Le GITEX a montré la voie, à l’Europe maintenant de réagir avec ses nombreux atouts à partir du moment où elle développe sa souveraineté et rayonne à l’international… en venant notamment au(x) GITEX.
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