Matthieu Saint-Loup
Lors de son séjour à Paris en novembre 2021, Changpeng Zhao s’est montré particulièrement prodigue. Le patron de la plateforme d’échange de cryptoactifs chinoise Binance, créée en 2017, a annoncé vouloir implanter le futur siège régional de l’entreprise dans la capitale et recruter, à cette occasion, deux cents ingénieurs français. Il a également promis d’investir, dès cette année, 100 millions d’euros dans un fonds dédié au financement des startups européennes de la cryptosphère. À l’heure où la France cherche à s’imposer comme la tête de pont européenne de l’industrie, l’enjeu est de taille : en 2021, 70% des échanges de cryptoactifs ont transité par Binance. À titre de comparaison, l’américain Coinbase, introduit en fanfare sur le Nasdaq en avril 2021 et valorisé moins d’un an plus tard 40 milliards de dollars, n’a capté que 7% de ces volumes…
A l’instar de Binance, un nombre croissant d’entreprises technologiques chinoises ont avancé leurs pions à l’international ces dernières années. « Cette expansion, nouveau volet de la stratégie de mondialisation ou “Go Out Policy” mise sur pied par les autorités chinoises à l’orée des années 2000, a été dopée significativement par l’intensification des usages digitaux qui a résulté de la pandémie de Covid-19 », indique Rebecca Arcesati, analyste au sein du Mercator Institute for China Studies (Merics). Sur la période, ces sociétés, qu’il s’agisse de prestataires de services Internet, de spécialistes de l’IA ou de fournisseurs d’équipements électroniques, ont d’abord continué à diversifier leurs implantations. Le nombre de pays dans lesquels sont établies les 27 premières capitalisations chinoises de la tech atteignait 187 en 2021, contre 140 en 2019, selon l’Australian Strategic Policy Institute (ASPI).
Des emplettes spectaculaires
Cet essor s’est ensuite traduit par des mouvements de capitaux d’ampleur. Sur le front des acquisitions, Tencent, par exemple, a redoublé d’allant. Le groupe a enrichi sa collection de trophées dans le secteur florissant du jeu vidéo – initiée en 2011 par le rachat de l’américain Riot Games, éditeur du célèbre League of Legends – en faisant passer une vingtaine de studios dans son giron, dont les britanniques Turtle Rock Studios et Sumo Digital, l’allemand Yager Development et le suédois Fatshark. Dernièrement, Binance s’est engagé, pour sa part, à injecter 200 millions d’euros dans la prochaine introduction en Bourse de Forbes, une initiative qui non seulement va repositionner l’emblématique marque éditoriale auprès d’un public plus jeune et plus geek, mais aussi rapprocher la plateforme d’une communauté de 150 millions de lecteurs. En matière d’investissement, le producteur de batteries pour véhicules électriques SVOLT Energy Technology s’est lancé dans la construction de deux sites de production en Allemagne, un chantier de 2 milliards d’euros. Résultat des courses : les investissements directs à l’étranger des entreprises chinoises ont augmenté pour la quatrième année consécutive en 2021, pour atteindre 138 milliards de dollars, selon le cabinet Baker McKenzie.
Plus spectaculaire encore est la percée de certains services proposés par les Big Tech chinoises. L’univers des réseaux sociaux en a été l’un des principaux théâtres. En juillet 2021, l’application TikTok, version internationale de la plateforme domestique Douyin développée par Bytedance, avait été téléchargée plus de 3 milliards de fois dans le monde – seul Facebook pouvait jusqu’alors se prévaloir d’une telle performance – et comptait, en Europe, plus de 100 millions d’utilisateurs, selon Sensor Tower. Au Maghreb, aux Proche et Moyen-Orient et dans le Golfe, Yalla (chat application lancée en 2016 par un ancien cadre de l’équipementier ZTE expatrié à Abou Dhabi) est devenu un vecteur incontournable des interactions sociales de la jeunesse. Une ascension réalisée au prix d’une politique de modération arc-boutée sur trois principes inflexibles : pas de politique, pas de religion, pas de pornographie…
L’industrie des biens de consommation a été témoin, elle aussi, de cette irruption. Météore de l’ultra fast fashion, Shein a conquis, durant la pandémie, 25% de ce marché aux États-Unis, et réalisé des ventes mondiales supérieures à 10 milliards de dollars, selon le fournisseur de données financières PitchBook. De fréquentes polémiques sociales et environnementales ont beau émailler sa trajectoire, le trublion de la mode trace sa route, vaille que vaille… Quant à Xiaomi, il s’est imposé comme le dauphin de Samsung dans la conquête du marché mondial de la téléphonie mobile, raflant même la mise dans des pays tels que la France, l’Italie, la Russie et l’Inde. En 2021, l’industriel occupait la 70e place des marques les plus valorisées au monde, selon Kantar BrandZ. « Shein comme Xiaomi ont bâti leur succès sur des prix attractifs, des gammes diversifiées et régulièrement renouvelées, et sur une stratégie d’engagement et de fidélisation online très offensive », analyse Jean-François Dufour, directeur chez DCA Chine-Analyse.
Créé à Shenzhen en 2006, le fabricant de smartphones Transsion – absent de son pays d’origine – capte aujourd’hui à lui seul 40% du marché africain.
Hégémonie… et résistance
Dans ce contexte effervescent, il n’est plus rare de voir des sociétés technologiques chinoises s’affranchir de leur rôle de compétiteur et s’imposer comme les leaders incontestables de certains marchés. Créé à Shenzhen en 2006, le fabricant de smartphones Transsion – absent de son pays d’origine – capte aujourd’hui à lui seul 40% du marché africain. En Asie, la prééminence technologique de la Chine se vérifie par ailleurs dans la construction des infrastructures vitales d’échange de données : à fin 2021, Huawei et ZTE contrôlaient ainsi 30% des câbles sous-marins installés sur le continent, et plus de la moitié des câbles en cours d’édification, selon un récent rapport de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). « Cette domination locale prend plus spécifiquement corps dans certains pays en voie de développement très consommateurs de produits chinois accessibles, ou dans d’autres prêts – pour moderniser leurs infrastructures – à ouvrir des pans entiers de leur économie à ces prestataires, relève Marc Julienne, responsable pour la Chine au sein de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Elle se manifeste encore dans les zones sous influence économique directe de Pékin, à l’instar de l’Asie centrale ou de l’Asie du Sud-Est. »
Patente, l’internationalisation des fleurons chinois du numérique achoppe néanmoins sur plusieurs obstacles. À l’échelle du monde, les parts de marché des GAFAM et des NATU (Netflix, Tesla, Airbnb et Uber) restent, d’abord, très supérieures à celles des BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). « À l’exception d’un petit nombre de marques comme Xiaomi ou de services comme TikTok, la tech chinoise n’est pas encore parvenue à percer auprès des consommateurs occidentaux, souligne Rebecca Arcesati. Si WeChat est devenu incontournable en Chine, son utilisation reste, hors des frontières domestiques, largement circonscrite à la diaspora et aux touristes. » Le fossé qui sépare encore les figures de proue de la Silicon Valley de leurs concurrents chinois est reflété, d’ailleurs, par leurs capitalisations : d’un montant cumulé de 10 000 milliards de dollars, les premières étaient, à fin janvier 2022, dix fois plus élevées que les secondes.
À l’initiative des États-Unis, engagés dans un bras de fer économique et diplomatique avec leur grand rival asiatique, les pressions internationales exercées sur ses Big Tech ont, dans le même temps, redoublé d’intensité. Fin 2021, la bête noire Huawei s’était vu imposer des restrictions par plus de 60% des pays de la planète, selon Dell’Oro Group, analyste de référence des télécommunications. Au plus fort de la pandémie de Covid-19, l’Union européenne a renforcé ses dispositifs de filtrage des investissements étrangers pour contrecarrer, en filigrane, d’éventuels raids venus de l’Est. Dernièrement, le gouvernement allemand, échaudé par le rachat, en 2016, du spécialiste bavarois de la robotique Kuka par Midea, a mis en garde les ressortissants du pays qui recourent aux services d’Alibaba, Tencent et consorts contre de potentielles fuites de leurs données. Un danger souligné régulièrement par l’Inde qui, entre juin 2020 et février 2021, a banni officiellement plus d’une centaine d’applications chinoises de son cyberespace. Sans parvenir, il est vrai, à contenir totalement leur incursion.
« Depuis 2017, année de la réélection de Xi Jinping, le parti au pouvoir n’a cessé de renforcer son emprise sur l’industrie numérique du pays… »
Qui est réellement à la baguette ?
Paradoxalement, leur adversaire le plus pernicieux semble bel et bien être, aujourd’hui, le régime chinois lui-même. « Depuis 2017, année de la réélection de Xi Jinping, le parti au pouvoir n’a cessé de renforcer son emprise sur l’industrie numérique du pays, note Marc Julienne. Un véritable arsenal réglementaire a été mis sur pied pour renforcer ses obligations en matière de protections et d’utilisation des données, d’anticipation des risques cyber et de prévention des actes anticoncurrentiels, et pour limiter toute prise de position susceptible de contrevenir aux grandes orientations idéologiques définies par le Parti communiste. » L’éviction de Jack Ma de la présidence d’Alibaba en 2019, l’introduction en Bourse avortée d’Ant Group en 2020, les amendes infligées à ce même groupe et Pinduoduo, ou, plus récemment, l’enquête massive lancée contre Didi, l’Uber local, sont autant de manifestations de ce durcissement politique.
Pour autant, le pouvoir n’entend pas du tout démanteler cette filière, instrument incontournable de sa puissance. « Sans les BATX, pas de répression ethnique au Xinjiang, pas de crédit social et pas de nouvelles routes de la soie ! », rappelle Rebecca Arcesati. Depuis l’entrée en vigueur de son dernier plan quinquennal, le développement du secteur technologique constitue même un « enjeu primordial de souveraineté ». La mise en place, ces derniers mois, d’un vaste programme de soutien financier et logistique à quelque 4 500 “petits géants” du numérique local, startups de la robotique, de l’intelligence artificielle, de l’informatique quantique, des semiconducteurs ou de l’Internet grand public, doit d’ailleurs permettre la mise sur pied d’une alternative crédible à la Silicon Valley. Et asseoir durablement, au désespoir de la National Security Commission on Artificial Intelligence américaine, qui vient de s’en émouvoir dans un rapport, l’hégémonie de la tech chinoise.