INfluencia : pensez-vous qu’il y ait de plus en plus de croyances dans les parasciences dans notre société ?
Daniel Boy : Avant tout, il faut prendre en compte plusieurs aspects pour aborder ce sujet. Tout d’abord le fait qu’il y a des différences selon le degré de croyance, à savoir s’il s’agit de croyances très répandues comme l’astrologie, ou moins comme la sorcellerie. Ensuite, la prise en compte des évolutions dans le temps est indispensable. On a toujours tendance à penser qu’il y a de plus en plus de croyances. Mais quelle est la réalité ? Les sondages qui permettent de quantifier ce phénomène social sont-ils bien effectués avec le même instrument de mesure et à partir des mêmes mots ? Aujourd’hui, les études sont faites en ligne, ce qui est bien différent d’échanges en face à face. La méthode utilisée a forcément un impact sur les résultats du sondage. Mais, malgré tout, certaines études faites dans le temps indiquent des tendances profondes. Notre société est constituée d’une part de gens aux fortes croyances religieuses, qui pensent que même les choses imprévues relèvent de la Providence, et d’autre part d’athéistes qui sont des incroyants religieux cherchant des explications rationalistes et positivistes aux choses. C’est entre ces deux positions que les croyances dans les parasciences se développent le plus, c’est-à-dire dans des lieux mentaux où il n’y a pas de système organisé du monde très fort. Ces croyances augmentent-elles ou diminuent-elles ? Il est surtout peu surprenant que depuis quelques années – alors que le monde se fait encore plus inexplicable qu’hier, qu’un processus deune mondialisation est en cours que nous ne comprenons pas, que des courants d’immigration inquiètent, que des crises économiques successives et une pandémie tombent là-dessus – les gens se réfugient dans certaines croyances. Ces croyances leur donnent des raisons de penser que derrière tout cela, il y a une réalité, quelque chose qui ordonne, qu’il s’agisse d’un grand complot ou autre chose.
IN : quel est le ressort de ces croyances selon vous ?
DB : Ces croyances parallèles sont un symptôme du fonctionnement de nos sociétés. Ce sont des espèces d’échappatoires destinées à re-donner du sens au monde, et des explications qui ne sont jamais très rationnelles, à ce qui est incompréhensible. Les êtres humains ont une très grande difficulté à supporter que des éléments soient imprévisibles, sans cause, que tout puisse être dû au hasard. Ce serait presque impossible à vivre, car nous ne pourrions rien prévoir, et ne rien prévoir c’est forcément un monde dangereux qui amène au chaos. Pour résumer brièvement, les croyances dans les parasciences sont des systèmes de compréhension du monde, qui remettent de la causalité, là où nous ne trouvons que du hasard.
IN Cela signifie-t-il que les croyances « traditionnelles », religionseuses, ne répondent plus aux questions contemporaines de notre société ?
DB : Jusqu’aux années 1950-60, tout était assez ordonné par de grands systèmes de représentation du monde, les grands récits. Il y avait celui de la religion, avec la Providence, et l’autre : le grand récit de la science et du progrès scientifique pour aller vers un avenir meilleur. Mais, ces récits se sont érodés. La science reste une institution importante. Même si la pensée rationaliste dit que la science explique tout, crée un ordre, pour certains, elle a ses limites et ses mystères. Ce qui est vrai, puisqu’elle est bien loin de tout expliquer. Quant à la religion, elle s’est disloquée en d’autres croyances, que l’on trouve éclatées dans le monde entre les évangélistes, les bouddhistes, les catholiques intégristes et autres, en « un ensemble bricolé », pour reprendre l’expression de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss. Par ailleurs, il y a une cinquantaine d’années, les croyances s’appuyaient encore sur des pratiques (la messe…), c’est-à-dire un système organisé, qui se sont peu à peu étiolées. Aujourd’hui, il y a beaucoup moins de systèmes unificateurs dans notre société contemporaine. À cela s’ajoute le fait que nous vivons une période difficile, caractérisée par une perte des repères, ceux centrés sur notre pays notamment. La mondialisation les a fait voler en éclats et n’a pas répondu à certaines problématiques comme la fin de la pauvreté. Cela a beaucoup déstabilisé les gens qui remettent en cause ces systèmes qui promettaient en quelque sorte le bien absolu. Et cette remise en cause passe par des contestations, des débats, des systèmes concurrents pour apporter des explications au monde. D’ailleurs, regardez le désarroi dans lequel nous sommes plongés en cette période présidentielle. … Que nous apportent les candidats en présence actuellement sur le désordre du monde, sur la pandémie, sur une telle pauvreté, une telle précarité dans un pays relativement riche ? Ce n’est pas très enthousiasmant. Dans un monde devenu d’une grande complexité, comment faire ? Je ne veux pas accabler les politiques, car je n’ai pas non plus de solutions, mais quand nous écoutons leurs discours, nous comprenons pourquoi les gens ne vont plus voter… Ils ont l’impression que les politiques publiques ne sont pas en prise avec la société je ne sais pas combien de lois sont produites par quinquennat qui passent devant le Parlement, mais cela ne fait pas bouger la société dans un sens plus égalitaire, plus rassurant et moins discriminant… Les individus cherchent alors ailleurs. Le problème est qu’ils se tournent vers des systèmes qui ne sont pas très solides, convaincants, durables ou apaisants. C’est inquiétant que la politique ne puisse plus se saisir des questions cruciales d’une société, cela conduit chez nous vers une remise en question de la démocratie.
IN : une démocratie où les sorcières sont devenues, entre autres, des symboles féministes. Comment l’expliquez-vous ?
DB : Dans le contexte du féminisme contemporain, la figure symbolique de la sorcière est une manière de revenir sur une preuve de plus de la domination et de la brutalité des hommes sur les femmes, cela fait partie du militantisme. La sorcière est une image. Elle rappelle les grands massacres opérés à une époque sur les femmes par les hommes, pour les plus mauvais motifs du monde. Il fallait trouver un coupable à de mauvaises récoltes, à un incendie ou à tout événement imprévu. On allait alors chercher la « sorcière », qui finissait brûlée. Ce sont des épisodes d’une grande violence ! Dans son ouvrage Les Mots, la Mort, les Sorts1, l’ethnologue Jeanne Favret-Saada a étudié la sorcellerie dans le bocage mayennais au xxe siècle. Elle décrit la pratique, analyse le phénomène et montre comment il faut trouver une cause à un malheur. Cela dit, même dans un contexte occidental récent, la sorcellerie peut exister parce que le réflexe fondamental est toujours le même : expliquer le malheur incompréhensible. Qui est l’ensorceleur ? C’est le même mécanisme : trouver une raison au désordre du monde, et le désordre du monde, c’est le hasard.
IN : ces croyances peuvent-elles s’apparenter à des contre-pouvoirs ?
DB : Non, si nous parlons des pouvoirs fondés sur des capitaux économiques et politiques, et des politiques culturelles. En revanche, il y a un pouvoir médiatique et un pouvoir des réseaux sociaux qui facilitent l’accès de ces croyances et la création de communautés qui transmettent leurs messages, leurs inquiétudes et leurs manières de réagir à un plus grand nombre et rapidement. Certaines croyances peuvent entraîner des mobilisations qui pourront avoir un effet sur la scène publique et par conséquent inciter les pouvoirs supposés légitimes à répondre. Les mouvements antivaccins, par exemple, ont un effet direct et pratique sur des croyances et des récits. Ils font acte de résistance à un endroit donné, ce qui implique un pouvoir social d’une certaine façon. Cela crée des conflits d’interprétation du monde, cela fait de la politique et bouger sans aucun doute la société.
D’ailleurs, celle-ci se défend et réagit contre les dérives. Dans cette perspective, le rapport de la commission Bronner2, remis au président de la République le 11 janvier 2022, fait des propositions pour contrer les effets négatifs d’Internet et des réseaux sociaux sur l’information des citoyens.
*Centre de recherches politiques de Sciences Po. Daniel Boy est l’auteur notamment de L’électeur a ses raisons, Presses de Sciences Po (1997), et Conférences de citoyens, mode d’emploi, Descartes & Cie (2005)
- Gallimard, 1977.
- Présidée par le sociologue Gérald Bronner et installée par Emmanuel Macron le 29 septembre 2021.