25 juin 2024

Temps de lecture : 7 min

Comment les influenceurs engagent leur image – et leur carrière – pour appeler les jeunes à aller voter ?

À quelques jours du premier tour des élections législatives anticipées, les personnalités d’internet sortent – enfin – de leur coquille pour encourager leurs ouailles à aller voter. Cette politisation évidente dans leurs prises de parole tranche avec leur mutisme d’antan mais face au danger que représentent les extrêmes pour beaucoup de Français, l’heure n’est plus au plan de carrière…

© Chang Martin/SIPA. Manifestant tenant une pancarte lors de la manifestation contre l'extrême droite, samedi 15 juin dernier à Paris

Les « influenceurs » sont aujourd’hui un rouage essentiel au bon fonctionnement des réseaux sociaux, en particulier dans la vie des adolescents et des jeunes adultes. Rompus depuis longtemps aux algorithmes de Youtube, Instagram, TikTok et Twitter – chaque plateforme ayant sa propre manière de créer des contenus viraux –, ces relais d’opinion gagnent leur pain, et pour certains c’est un sacré euphémisme, en informant/en éduquant leur communauté sur divers thématiques et, bien sûr, en faisant la promotion de produits et/ou de marques dans le cadre de partenariats rémunérés. Mais ces dernières années, une tendance à l’activisme politique semble gagner du terrain dans un milieu, jusque-là, très feutré.

Pour beaucoup d’observateurs, la bascule s’est produite début 2023 au moment des débats à l’Assemblée nationale sur la réforme des retraites, notamment après le recours au 49.3 (16 mars) pour la faire passer de force. Dans la foulée de ce coup de poker politique, Sulivan Gwed, un vidéaste de 23 ans, était la première personnalité d’internet à s’insurger publiquement en expliquant au million de personnes qui le suive sur Instagram que tout ceci n’était qu’« un cirque » et même « une honte ». L’influenceuse beauté Enjoy Phoenix – pour ne citer qu’elle –, suivie par plus de 4 millions de personnes, s’en était fait ensuite l’écho en déclarant sur ses réseaux : « Pas la peine de s’étonner quand les Français s’insurgent, il y a de quoi. La moindre des choses, c’est de laisser la démocratie faire son travail ». Les autres ont suivi.

 

 

Une levée de boucliers qui en a surpris plus d’un.e, tant les influenceurs préfèrent généralement entretenir un flou artistique sur leurs opinions politiques pour éviter de s’aliéner une partie de leur public. La journaliste Salomé Saquet ne s’y laissait pas tromper en affirmant à l’époque sur son compte X (ex-Twitter) que « cette prise de position de la part d’influenceurs aussi puissants, idoles d’une grande partie des jeunes, peut participer à faire basculer un peu plus l’opinion publique, ou au moins à attirer l’attention de ceux qui ne se sentaient pas concernés. Ce n’est pas anodin ».

 

Un milieu qui se tient – habituellement – sage

Et cette tendance est double : d’une part, les influenceurs dits « ordinaires » n’hésitent plus à affirmer leur position sur certaines questions sociétales et d’autre part, un nombre croissant d’influenceurs/militants dédiés à la sphère politique se sont installés avec succès dans le paysage médiatique, comme par exemple Dany et Raz et Usul – certainement l’un des plus anciens – à la gauche de l’échiquier politique, ou Papacito et Thaïs d’Escufon à sa droite. Qu’importe la couleur politique, le potentiel des influenceurs en tant que leaders d’opinion n’est plus à débattre, tant dans le contexte d’une campagne électorale que par des politiciens isolés qui cherchent à accroître leur popularité auprès d’un public plus jeune.

 

 

Plus forts… et plus politisés que jamais

À la veille des élections législatives anticipées qui se dérouleront les 30 juin et 7 juillet prochains, ces relais d’opinion n’ont même jamais autant battu le pavé que ces dernières semaines. Commençons par le plus médiatisé d’entre eux : le 14 juin dernier, Squeezie, le deuxième Youtubeur de France, publiait sur son compte Instagram une lettre ouverte résolument opposée au Rassemblement national. Une prise de position suffisamment redoutée par le RN – et il y a de quoi quand on peut toucher une communauté de 19 millions d’abonnés – pour susciter une réponse quasi-immédiate de Jordan Bardella.

 

 

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Une publication partagée par Jordan Bardella (@jordanbardella)

 

Avant lui, de nombreux Youtubeurs, Twittos, Tiktokeurs et Streamers s’étaient exprimés dès le dimanche 9 juin au soir après la dissolution de l’Assemblée nationale, comme par exemple Léna SituationsLéna Mahfouf de son vrai nom – qui avait posté sur Instagram : « Notez bien ça dans vos agendas ! On retourne voter, premier tour le 30 juin, deuxième tour le 7 juillet ». Le 13 juin dernier, surtout, plus de 200 personnalités d’internet, mais pas que – dont Hugo Tout Seul, Pomme, Enora Malagré, j’en passe et des meilleurs – signaient une tribune publiée dans le Nouvel Obs pour nous mettre en garde contre « l’accession de l’extrême droite au pouvoir [qui] serait un péril pour nous toutes et tous ».

 

Une élection pas comme les autres

C’est simple, de mémoire d’internaute, on n’avait jamais vu « autant de mobilisation politique sur internet pour une élection c’est assez exceptionnel », expliquait le streameur Ponce à l’AFP après la publication de la tribune. Olivier Mauco, professeur à Sciences Po et spécialiste en jeux vidéo et politique, précisait quant à lui que c’est « la première fois qu’ils [les streameurs] prennent vraiment position sur un sujet qui ne touche pas à l’écosystème du jeu vidéo ».

Oui, la parole des personnalités publiques vaut de l’or… et d’autant plus quand on considère la durée extrêmement courte de cette campagne (environ trois semaines). Dans ce contexte, « le temps du mutisme est terminée », pour reprendre les mots de la tribune publiée dans le Nouvel Obs, et le public n’hésite plus à faire pression sur leurs personnalités favorites pour qu’ils pèsent de tout leur poids dans la balance. Ils étaient d’ailleurs très nombreux sur les réseaux à interpeler directement Kylian Mbappé avant que ce dernier n’appelle officiellement à faire barrage « aux extrêmes » dans une conférence de presse qui a beaucoup tourné ces derniers jours.

 

 

L’importance de trouver le bon curseur

Cette prise de parole du d’Mbappé d’ailleurs, parlons-en. Si certains l’ont trouvé courageuse dans un contexte politique aussi tendu, d’autres l’ont accusé d’être trop timorée en renvoyant dos à dos les « idées qui divisent » du Nouveau Front populaire et du Rassemblement Nationale. Un choix de cadrage qui fait forcément les affaires du camp présidentiel, comme le montre la réponse enthousiaste d’Amélie Oudéa-Castéra, la ministre des Sports et des JOP, au micro de BFM TV : « Nos athlètes ont envie de faire entendre leur voix. On est dans un moment critique, et je pense que c’est une attitude qui est courageuse, qui est engagée, qui peut être saluée et qui est vraiment profondément respectable ». Avant d’ajouter : « Kylian (Mbappé) a parlé de manière absolument exemplaire hier ».

Quel que soit le choix des mots, peut-on vraiment prétendre que cette déclaration du capitaine de l’équipe de France ait le potentiel d’impacter concrètement cette course express aux législatives ? Bien évidemment, répond Jean-Baptiste Guégan, expert en géopolitique du sport et enseignant à Sciences Po Paris, co-auteur de La Guerre du sport, une nouvelle géopolitique (Éditions Tallendier) et de Révolution Mbappé (Éditions Michel Lafon) : « On parle plus de la sortie de Kylian Mbappé qui a 25 ans que de la candidature de François Hollande, un ancien président de la République ». C’est dire.

 

 

Ne plus laisser son courage au vestiaire

Cette prudence sémantique est loin d’être la chasse gardée du vice-champion du monde et futur champion d’Europe – cette phrase aura peut-être très mal vieilli dans quelques semaines –. Comme le rappelait Romain Fargier, chercheur en science politique à l’université de Montpellier, à la rubrique Tech & Co de BFM : « Historiquement, les influenceurs ont toujours pris parti pour des causes qui ne les engageaient pas trop pour ne pas froisser leur communauté », telles que le génocide des Rohingyas, la répression des Ouïghours ou tout simplement l’écologie.

Même pour ces élections législatives, c’était loin d’être gagné pour la plus-part d’entre eux : « On ne s’attendait pas à devoir se positionner, il y avait une sorte de statu quo », confiait la semaine dernière dans ce même reportage une figure de Twitch qui a préféré rester anonyme. Même son de cloche pour une autre streameuse bien connue du milieu – qui s’exprime elle aussi de manière anonyme – : « Jusqu’à présent, je ne voulais pas me positionner car je pars du principe que Twitch n’est pas l’endroit pour ça, et qu’on n’a pas le droit d’ordonner aux gens d’aller voter ou même d’exiger qu’ils ne votent pas pour tel ou tel part ».

 

 

« Le propre de l’influenceur, c’est d’être tiraillé entre une idéologie propre et une logique marchande », confirme Romain Fargier. D’ailleurs, certains vidéastes qui ont osé s’exprimer en sont vite revenus : « J’ai perdu des abonnés, des contrats aussi, tout simplement parce que j’ai voulu débattre de différents sujets très politiques ou que j’ai lancé une remarque sur un fait divers en particulier ». Ce sujet de BFM, en se basant sur les témoignages d’une vingtaine de vidéaste laisse penser à un sentiment de « soupçon permanent. Tu t’exprimes, tu deviens une cible, tu ne le fais pas, tu en es une quand même, et c’est encore pire depuis les législatives où si tu n’appelles pas au vote en faveur du Nouveau Front populaire tu deviens carrément un facho ».

 

À quoi ressemblera l’influenceur de demain ?

Une crainte évidente de faire un pas de travers chez les streamers qui n’est pas raccord avec la vision que se font beaucoup d’observateurs de l’internaute d’aujourd’hui : « Les abonnés, et encore plus la Gen Z, attendent que leurs « influenceurs préférés » ne soient pas que dans la diffusion de « contenus lifestyle » mais qu’ils s’engagent réellement d’un point de vue sociétal, humain et environnemental », avance la stratégiste social média et influence, Carina Cheklit. Un sondage publié vendredi dernier par le média – très Gen ZAntidote expliquait ainsi que 73% des français déclarent prêter attention aux engagements des artistes avant d’assister à leur concert.

 

 

Finalement, la ligne rouge à ne pas dépasser reste, comme souvent, la question de la probité. Les personnalités qui prennent position le font-elles de leur plein gré ? Par pur conviction démocratique ou parc qu’on leur a demandé, moyennant salaire, de le faire ? Le mercredi 19 juin dernier, Sébastien Delogu, candidat du Nouveau Front populaire, s’affichait ainsi fièrement au côté de l’influenceuse Maeva Ghennam pour encourager ces centaines de milliers d’abonnés à voter aux élections. Une mise en scène qui a fini par en interroger plus d’un, surtout qu’un autre influenceur de renom, Jeremstar, a dernièrement révélé avoir reçu des offres rémunérées afin de faire campagne pour certains partis politiques.

Afin de maîtriser le départ de feu, le responsable des campagnes numériques de La France insoumise s’est empressé de clarifier la situation en démentant que le parti soit à l’origine de ce contact : « Encore une fois, pas la peine de s’emballer. Non, la France insoumise ne l’a pas contacté. On ne paye personne pour appeler à voter pour nous ». On est rassuré.

L’article L52-1 du Code électoral, qui encadre ce que les candidats à une élection peuvent faire, énonce pourtant que « pendant les six mois précédant le premier jour du mois d’une élection et jusqu’à la date du tour de scrutin où celle-ci est acquise, l’utilisation à des fins de propagande électorale de tout procédé de publicité commerciale par la voie de la presse ou par tout moyen de communication audiovisuelle est interdite ». À bon entendeur…

 

 

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