Depuis le Ve siècle av. J.-C. et les premiers écrits d’Hérodote qui y faisaient allusion, les explorateurs n’ont eu de cesse de parcourir le globe pour dénicher la fontaine de jouvence. Une quête illusoire, à n’en pas douter, qui a depuis laissé la place à une nouvelle arlésienne : celle des milliardaires persuadés de pouvoir la créer grâce à la technologie et aux données numériques. Mais plutôt que de « simplement » chercher à rallonger la vie des Hommes… pourquoi ne pas leur donner l’immortalité du monde virtuel ?
« La grande tâche inachevée du monde moderne est de transformer la mort d’une réalité de l’existence en problème à résoudre », déclarait en 2011 l’entrepreneur américain Peter Thiel dans le livre 100 Plus de Sonia Arrison. Une phrase qui pouvait paraître quelque peu farfelue à l’époque mais qui ne surprend plus personne depuis longtemps. Tout au long des années 2000 à 2010, l’ancien fondateur de Paypal et les géants de la Silicon Valley qui ont fondé Google, eBay, Tesla ou même Facebook, ont dépensé leurs milliards afin de transformer la recherche biomédicale.
Depuis une vingtaine d’années, donc, une flopée de nouveaux outils – puces, logiciels, bracelets, algorithmes et j’en passe – ont été proposés au commun des mortels dans l’objectif de comprendre et améliorer ce que ces entrepreneurs considèrent comme la machine la plus complexe qui soit : le corps humain.
Pourtant, c’est justement cette enveloppe organique, imparfaite par nature, sujette aux maladies du corps et de l’esprit, qui ressemble à la fameuse frontière à dépasser pour atteindre le « doux » repos de l’immortalité. Une nouvelle quête qui s’offre aux géants de la tech, en somme, dans laquelle l’essor de l’intelligence artificielle (IA) a clairement un rôle à jouer : plutôt que de se guérir de la mort… pourquoi ne pas plutôt la rendre facultative ?
L’empire du milieu prend les devants
C’est en tout cas ce que cette technologie, et ses développeurs, ambitionnent de faire en conservant une version numérique de notre conscience bien après la disparition de nos corps physiques. Vous l’aurez compris, l’idée ici est de créer des avatars, les fameux deadbots (contraction de « mort » et « robot » en français), qui émuleraient parfaitement nos souvenirs, notre personnalité et notre manière d’interagir avec celles et ceux qui nous entourent. Tant pour atteindre une certaine forme d’immortalité numérique, longtemps cantonnée aux fables littéraires et aux récits du 7ème art, que pour rendre possible une communication post-mortem avec les vivants pour mieux faciliter – ou ralentir, ça sera selon… – le processus de deuil.
En Chine, « ressusciter » les morts est aujourd’hui l’une des principales applications de l’IA générative. C’est même à n’en pas douter l’un des facteurs de la ruée vers l’or de l’intelligence artificielle dans le pays, où les entrepreneurs s’efforcent chaque jour d’inventer de nouveaux joujoux pour tromper la grande faucheuse. Alors que les LLM – les grands modèles de langage – peuvent d’ores et déjà générer des messages textuels, ces entreprises ajoutent à ces avatars des voix clonées et des attributs « physiques » pour mieux « tromper » notre vigilance ou plutôt notre résistance.
La tech comme seul remède pour soulager sa peine
À l’occasion du dernier Festival Ching Ming organisé début avril, parfois appelé Fête du balayage des tombes où pureté et lumière, qui est en réalité une journée de commémoration des défunts, les médias occidentaux ont découvert que ces « robots » étaient particulièrement présents en Chine. Le contrôle strict opéré par le gouvernement chinois sur la religion à l’intérieur de ses frontières et le peu d’options laissées aux citoyens pour explorer collectivement la vie après la mort en sont sûrement les causes, selon Ting Guo, professeur adjoint d’études culturelles et religieuses à l’université chinoise de Hong Kong, interrogée par le média Rest of World le 17 avril dernier. La chercheuse explique même que : « La Chine manque de ressources accessibles au public pour le deuil (…). La voyance en ligne et les chatbots d’IA sont devenus des moyens facilement accessibles pour apporter de la consolation ».
Chose encore plus morbide, certains citoyens/entrepreneurs préparent même leurs propres deadbots à l’avance, à l’image de Lin Zhi, le fondateur d’une entreprise spécialisée dans les applications liées à l’intelligence artificielle à Shanghai. Ce dernier a déjà commencé à entraîner son avatar en le nourrissant de ses pensées, ses conversations avec autrui ou encore ses habitudes quotidiennes. Le but étant de lui faire comprendre le plus rapidement possible les arcanes de sa personnalité – ses préférences culinaires, sa manière de parler ou encore ses prises de position politique anti-guerre. Il a résumé sa démarche auprès de Rest of world, une publication décentralisée à but non lucratif qui enquête sur l’impact des nouvelles technologies en dehors du monde occidental, avec une formule aussi encourageante que vertigineuse : « Si mes descendants me demandent comment était grand-père Lin Zhi, ils n’auront qu’à parler à mon propre avatar pour le savoir ».
Une quête à travers le globe
Cette tendance chinoise s’inscrit malgré tout dans un mouvement technologique mondial qui vise à la multiplication des avatars personnalisés à l’effigie des utilisateurs, de leurs proches ou même de célébrités. Développé outre-Atlantique, cette fois, et déjà disponible sur l’App Store et le Play Store, HereAfter AI permet à ses usagers d’enregistrer des anecdotes, des souvenirs, mais aussi des bouts de phrases qui seront utilisés par l’intelligence artificielle pour vous bâtir un avatar toujours plus réaliste.
La société coréenne Deepbrain AI, de son côté, a développé le service re;memory qui vous offre la possibilité d’être filmé dans un studio dédié afin d’enregistrer une multitude de phrases qui permettront ensuite de créer votre avatar virtuel plus vrai que nature auquel vos proches pourront ensuite rendre visite. Le tout pour la modique somme de 10 000 $ plus un supplément afin d’offrir un droit de visite à votre famille. Et oui, l’immortalité a un sacré coût !
Suite à la présentation officielle de son joujou, l’entreprise s’est empressée de préciser que son service n’avait pas la capacité d’émuler votre personnalité dans toute sa complexité. Malgré les avancées, nous ne sommes donc pas encore sortis de la « vallée dérangeante » – une notion conceptualisée dans les années 1970 par le roboticien Masahiro Mori qui désigne le fait que lorsqu’un objet atteint un certain degré de ressemblance anthropomorphique apparaît une sensation d’angoisse et de malaise –. C’est bien de le préciser pour éviter d’être déçus… et d’être en connaissance de cause avant de dépenser les fameux 10k.
Quelle lumière au bout du tunnel ?
Bref, l’explosion actuelle du marché des deadbots pose un tas de questions auxquelles il va falloir trouver une réponse – et un cadre légal –, de la collecte massive de données nécessaires à ces applications pour établir les avatars aux inquiétudes légitimes sur les effets psychologiques que pourrait avoir cette technologie sur les utilisateurs. Dans un article publié le 7 février dernier dans la revue de l’institut Polytechnique de Paris, Laurence Devillers, professeure en Intelligence Artificielle à la Sorbonne Université, affirmait qu’il fallait de toute urgence organiser une réflexion collective sur ces outils :
« Ce n’est pas forcément négatif ou positif, mais je pense qu’en tant que société, nous ne sommes pas encore prêts ». Selon la chercheuse, le nerf de la guerre serait ainsi d’éduquer les utilisateurs pour comprendre les enjeux et les risques de ce monde artificiel. Elle plaide donc pour la création d’un comité établissant des règles afin d’encadrer ces pratiques : « Tout ça a une incidence sur la société et il est donc urgent qu’on y réfléchisse réellement, au lieu de laisser quelques industriels décider ». Une opinion qui n’est certainement pas du goût de Peter Thiel… et c’est sûrement tant mieux pour nous…
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