Les chiffres ont de quoi donner le tournis. La capitalisation boursière des 12447 cryptomonnaies actuellement en circulation atteignait mi-janvier le montant pour le moins spectaculaire de 2225 milliards de dollars. Le volume quotidien de transactions dépasse régulièrement les 155 milliards de dollars. Ces chiffres évoluent vite, très vite, aussi bien à la hausse qu’à la baisse. Au mois de novembre, la valorisation de ces monnaies numériques avait franchi le cap symbolique des 3000 milliards de dollars avant de chuter à nouveau, selon le site spécialisé CoinGecko, qui fait référence en la matière. La capitalisation du bitcoin représente, à elle seule, plus du tiers (37,7%) de l’ensemble de ce marché. Son cours a eu tendance à faire le yoyo lors des douze derniers mois. De 31000 dollars le 22 janvier 2021, il est passé à 63700 dollars trois mois plus tard pour retomber à 31400 dollars mi-juillet avant de rebondir à 69000 dollars le 10 novembre pour finalement dépasser à peine le cap des 40000 dollars en janvier 2022. Les propriétaires de bitcoins doivent avoir l’estomac bien accroché depuis quelques mois…
L’Ethereum, la deuxième cryptomonnaie la plus échangée, connaît, elle aussi, ses hauts et ses bas. Entre septembre 2021 et début janvier 2022, son prix est passé de 2744 à 4878 dollars pour chuter de nouveau à 3000 dollars. Ces violents à-coups ne doivent toutefois pas faire oublier le passé. « Lorsque j’ai commencé à m’intéresser au bitcoin en 2013, son prix atteignait tout juste 20 dollars, explique en souriant Hanna Halaburna, professeure associée à la NYU Stern School of Business. Quand son cours a atteint 1100 dollars quatre ans plus tard, beaucoup disaient qu’il avait touché un sommet, mais depuis, sa valorisation a encore été multipliée par… 50. »
Faillite du pouvoir régalien ?
Cette monnaie virtuelle, qui a été créée en 2009 par une personne ou un groupe d’individus non identifiés ayant pour pseudonyme Satoshi Nakamoto, ainsi que tous les autres jetons numériques (tokens) qui ont depuis vu le jour représentent-ils toutefois une menace pour les États ? Leur souveraineté pourrait-elle être remise en cause par les devises digitales ? Le monopole régalien de battre monnaie risque-t-il d’être concurrencé par ces monnaies privées, ô combien discrètes, qui s’appuient sur la technologie de la blockchain – qui permet de garder la trace de toutes les transactions, de manière décentralisée, sécurisée et transparente sans passer par des intermédiaires comme les banques ou les institutions centrales de contrôle ? Les avis sur cette question sont partagés. « Les gens sont trop obnubilés par le cours du bitcoin, mais ils oublient qu’il existe tout un écosystème derrière cette devise numérique, analyse l’économiste et essayiste Philippe Herlin. Les cryptomonnaies ne sont pas une bulle ni un effet de mode, mais un modèle qui émerge et qui est là pour durer. » Les raisons pour lesquelles leur valorisation ne cesse de progresser sont doubles. « Les grands fonds se positionnent sur ce marché parce qu’ils souhaitent diversifier leur trésorerie, or le nombre limité de gros acteurs explique pourquoi les variations de cours sont si importantes, résume Amaury Betton, le fondateur de Lettres Ouvertes, une newsletter sur le futur de l’économie, de la finance et des investissements. Les petits porteurs qui sont à la recherche de rendements élevés sont aussi attirés par ces devises. Ce marché est donc hautement spéculatif. » Hanna Halaburna va encore plus loin : « Pour moi, les cryptomonnaies ne sont pas de réelles monnaies mais des outils d’investissement, assure l’enseignante de la New York University. Les premières d’entre elles, et le bitcoin en particulier, ont été créées pour devenir des devises à part entière, mais elles n’ont jamais réussi à percer. Certains exemples ne mentent pas. À Manhattan, il existait plus d’endroits où l’on pouvait faire ses achats en bitcoin en 2015 qu’en 2019. Les particuliers ne l’utilisent pas pour faire leurs courses. Les deux seuls secteurs où ces devises sont utilisées comme monnaie d’échange sont le Darknet et les paiements transfrontaliers. »
En 2021, 14 milliards de dollars ont été échangés en cryptomonnaies pour réaliser des activités illégales liées notamment au trafic de drogue et au financement du terrorisme, selon Chainalysis, une société qui trace toutes les transactions effectuées en bitcoin et qui conseille de nombreuses autorités gouvernementales. Ce chiffre ne dépassait pas 7,8 milliards en 2020 et 4,4 milliards en 2018. Ces hausses impressionnantes doivent toutefois être prises dans leur contexte. Les marchés noirs des diverses activités illicites sur cette blockchain ne représentaient en 2021 que 0,15% des échanges. Cette proportion est en chute libre depuis trois ans puisqu’elle atteignait 0,62% en 2020 et… 3,37% douze mois plus tôt. L’utilisation de jetons numériques sur la Toile pour les échanges transfrontaliers est, elle, surtout un signe de l’inefficacité des banques. « Si elles mettent trois jours à faire un virement bancaire international en raison des technologies obsolètes qu’elles utilisent, ajouteHanna Halaburna, il est normal que les particuliers et les entreprises privilégient la blockchain, où les transactions sont immédiates. »
Risque pour les États ?
L’essor des devises digitales est une conséquence et non pas une cause de dysfonctionnement profond des systèmes bancaires et monétaires. « Les pays qui sont tentés d’adopter des cryptomonnaies sont souvent ceux qui n’ont pas de monnaie nationale ou ceux dont la monnaie nationale se dévalorise un peu plus chaque jour », commente Amaury Betton. C’est le cas notamment du Salvador, qui utilise depuis 2000 exclusivement le dollar. Le Liban, le Venezuela et le Zimbabwe cherchent, quant à eux, à se protéger contre la dépréciation de leur monnaie locale qui se traduit par une hyperinflation dévastatrice. Le bitcoin n’est valable que dans des pays qui sont dans une situation très difficile, mais il ne représente qu’un pis-aller. Il est très peu probable que les cryptomonnaies s’enracinent dans des nations où la monnaie est forte et les taux de change stables. « Ces tokens » ne représenteraient-ils donc aucun risque pour les États bien gérés ? Pas si sûr… « Les monnaies numériques peuvent fragiliser les banques traditionnelles, insiste la professeure associée à la NYU Stern School of Business. Et si ces établissements commencent à manquer de capital, ils accorderont moins de prêts et fragiliseront l’économie. » Un autre danger existe : « Si les épargnants privilégient les cryptomonnaies, ils vont moins souscrire de contrats d’assurance-vie, or ces produits reviennent à acheter de la dette publique », détaille Philippe Herlin, qui vient de publier un livre intitulé Bitcoin : comprendre & investir*. « Si un tel phénomène se produisait, les États auraient des problèmes pour se financer et l’inflation partirait à la hausse. » Ces risques, les pays commencent à les prendre au sérieux. Pour concurrencer les devises numériques privées, des gouvernements réfléchissent même à créer des « e-monnaies » officielles…
Vers un monde cashless ?
« Les grands acteurs comprennent les enjeux liés à l’essor des cryptomonnaies et ils se positionnent peu à peu sur ce marché », résume Amaury Betton. Je travaille à la Banque de France et nous réfléchissons actuellement à lancer avec les autres membres de l’Union européenne un euro numérique. » Cette devise digitale « serait l’équivalent des billets en euros mais sous forme dématérialisée », assure la Banque centrale européenne, et elle « garantirait que les habitants de la zone euro puissent bénéficier d’un moyen de paiement gratuit, simple, universellement accepté, sans risque et inspirant confiance ». Les États-Unis préparent, eux aussi, leur dollar numérique. La Chine n’a pas attendu ses concurrents pour se lancer. Développé dès 2014, le yuan numérique a été testé dans quatre villes pilotes à partir du mois d’avril 2020. En octobre 2021, environ 140 millions de résidents chinois auraient créé un compte en yuan numérique et près de 62 milliards de yuans, soit 8,5 milliards d’euros, se seraient échangés avec cette monnaie, selon Le Journal du Coin. Visiblement satisfaite de ces résultats, la Banque centrale chinoise a lancé début 2022 une application mobile pilote qui permet aux Chinois de se familiariser avec l’utilisation du e-Yuan (ou e-CNY) sur leur smartphone. Et le 6 janvier, Tencent a révélé qu’il allait accepter les paiements avec cette monnaie digitale sur son portefeuille mobile WeChat Pay, qui compte plus de 900 millions d’utilisateurs. « Il est très intéressant de voir ce qui va se passer en Chine, car ce pays a pris de l’avance sur les autres, note le fondateur de Lettres Ouvertes. Pékin a aussi lancé l’e-Yuan pour accroître son influence internationale ; il ne faut pas oublier que la monnaie joue également un rôle géopolitique. »
Les motivations de l’UE semblent être, elles, plus pratiques que politiques. En 2023, la Suède a prévu d’être totalement cashless. En Norvège, moins de 5% des paiements se font avec de l’argent physique. 91% des Néerlandais ont sur leur portable une application bancaire et, en 2020, 27% des paiements se faisaient sans contact au Royaume-Uni. « Pour généraliser le cashless, les pays doivent tout d’abord s’assurer qu’aucun de leur citoyen ne sera exclu de ce système, or les banques refusent parfois d’accepter des particuliers comme clients », analyse Hanna Halaburna. L’e-euro permettra ainsi à tous les citoyens de circuler sur l’autoroute monétaire… L’anonymat promis par les cryptomonnaies ne sera pas assuré par ces devises numériques officielles, mais qui s’en souciera vraiment en dehors des personnes qui ont des choses peu avouables à cacher ?
*Aux Éditions Eyrolles.