IN : de quelle manière l’alimentation des Français a-t-elle évolué ces dernières décennies ?
Céline Laisney : les phénomènes les plus marquants sur le long terme sont tout d’abord la baisse de la consommation de vin (d’un peu plus de 92 litres/an/habitants en 1980 à 40 litres en 2018-2019) puis celle de viande, qui, après avoir connu un pic à la fin des années 1990, a diminué de 17 kg par habitant et par an (surtout la viande de bœuf, tandis que celle de poulet est en augmentation). De même, la consommation de lait liquide est passée de près de 74 kg/an/habitant à 52,8 kg en 2019, même si, sous forme de fromage, elle progresse un peu. L’autre gros changement consiste dans le fait qu’environ 80% de notre alimentation se présentent aujourd’hui sous forme transformée : des compotes de pommes plutôt que des pommes, des jus d’oranges au lieu d’oranges. Des innovations ont aussi permis de mieux conserver les aliments ; après les conserves et les surgelés sont arrivées les salades de la 4e gamme – comprendre : lavées, épluchées, découpées et conservées sous atmosphère protectrice. La pasteurisation à froid par haute pression permet aussi de prolonger la durée de vie des produits et de mieux préserver leurs qualités nutritionnelles, donc leurs vitamines. Elle est notamment utilisée pour des jus de fruits, du poisson et des fruits de mer.
IN : quelle est l’ampleur de la « déconsommation » dans notre pays ?
CL : on assiste à une déconsommation en volume, surtout dans des domaines comme l’habillement, mais aussi l’alimentation. Le poids des produits correspondant à la « transition alimentaire » (bio, local, équitable, naturel, etc.) représente 22,6% des dépenses alimentaires, selon Kantar. Les consommateurs recherchent des produits « sans » conservateurs, additifs, nitrites et moins transformés. La consommation de viande continue de baisser, pour des raisons de santé autant qu’économiques.
IN : quel est, sera l’impact du changement climatique sur notre alimentation ?
CL : le changement climatique va renchérir le coût de nombreux produits du fait de la multiplication des événements extrêmes (sécheresse comme cet été 2022, inondations, gels précoces, etc.). Certains produits pourraient même disparaître en raison de leur sensibilité aux variabilités climatiques, comme le cacao, le café, le thé, les bananes… Ou redevenir des produits de luxe comme au XVIIIe siècle.
IN : allons-nous consacrer une part plus importante de nos revenus à l’alimentation comme cela était le cas dans le passé ?
CL : c’est probable ! Parce que ce que l’on mange va coûter plus cher à produire du fait de la raréfaction des ressources (eau, énergie, sols) et en raison de la montée en gamme attendue (bio, bien-être animal, etc.). Mais la part de l’alimentation dans un budget varie aussi beaucoup selon la catégorie sociale que l’on considère. Ceux qui seront en mesure de dépenser plus sont bien entendu les plus aisés.
La déstructuration des repas n’est pas une fatalité dans notre pays.
IN : comment les fabricants de produits alimentaires s’adaptent-ils ces dernières ?
CL : ils ont revu leurs recettes pour éliminer beaucoup d’ingrédients controversés et proposent des produits plus simples et plus équilibrés d’un point de vue nutritionnel, en partie sous la pression d’applications imposant la transparence comme Yuka ou Siga, ainsi que du Nutri-Score. Les fabricants se détournent des œufs de poules élevées en batterie et développent les laits de pâturage. Ils sont aussi engagés dans un mouvement de relocalisation de leurs approvisionnements. Certains industriels et distributeurs signent même des contractualisations sur plusieurs années avec des producteurs agricoles. Mais tous ces changements prennent du temps et restent tributaires des comportements des consommateurs et de leurs arbitrages dans des périodes de restriction du pouvoir d’achat.
IN : de quoi se nourrira-t-on dans dix ou vingt ans ?
CL : la végétalisation devrait se poursuivre, mais elle pourra prendre plusieurs formes : substituts végétaux imitant la viande, produits laitiers ou poisson ; plats végétariens traditionnels ; protéines végétales sous une forme innovante ; mycoprotéines (issues de la fermentation du mycélium des champignons)… L’avenir reste ouvert ! En France, les repas pris à heures plutôt fixes et encore majoritairement en famille font de la résistance, mais ils se simplifient (un plat, entrée ou dessert, voire un plat seul), et le snacking se développe bien que pas de manière anarchique, plutôt comme pauses-goûter dans la matinée ou l’après-midi. La déstructuration des repas n’est pas une fatalité dans notre pays.
Les « aliments santé » ont moins de succès en France qu’aux États-Unis ou au Japon.
IN : le rapport à la nourriture des Français est-il si différent de celui observé à l’étranger et dans tous les cas ne s’estompe-t-il pas avec la mondialisation ?
CL : il existe des différences culturelles fortes liées à l’histoire, aux traditions culinaires… La mondialisation ne s’est pas traduite par une homogénéisation des pratiques alimentaires. Les Français accordent une importance élevée au goût, au plaisir, par opposition à d’autres nations comme les pays anglo-saxons qui ont une vision de l’alimentation plus « fonctionnelle », c’est-à-dire qu’ils raisonnent plus en termes d’énergie, de calories et de nutriments (protéines, glucides…). Les « aliments santé » ont ainsi moins de succès en France qu’aux États-Unis ou au Japon. Les régimes particuliers (sans gluten, sans lactose, vegan, etc.) sont moins développés chez nous. La France est le pays où l’on passe le plus de temps à table ; la pause déjeuner est respectée par une majorité de salariés, par exemple, qui préfèrent se mettre à table avec leurs collègues que de manger sur le pouce devant leur écran. On mange encore ensemble, car l’alimentation est bien plus qu’un besoin physiologique : la dimension symbolique et son aspect social sont pour les Français tout aussi importants !