24 avril 2023

Temps de lecture : 8 min

« Les Classes moyennes sont tentées par un isolationnisme individualiste à la fois contraint et assumé », Véronique Langlois, Xavier Charpentier (Free Thinking)

Depuis 2007, Véronique Langlois et Xavier Charpentier radioscopient la classe moyenne de notre beau pays. Pour les deux directeurs associés du Laboratoire d’Étude Communautaire et du Planning Stratégique FreeThinking (Publicis Media), même s’ils ne baissent pas les bras, les Français sont inquiets, désabusés, tentés par un repli, même s’ils sont résilients. Jusqu’où et jusqu’à quand ?
 INfluencia : quel est votre sentiment sur la France aujourd’hui ?

Xavier Charpentier : ce qui nous frappe, c’est l’état de tension assez particulier que nous vivons collectivement. Parce qu’une tension, normalement, c’est un état passager, Or là, elle ne retombe jamais. Au premier élément de tension évident, -les manifestations et le mouvement social liés à la réforme des retraites-, s’ajoutent d’abord l’inflation qui est une réalité nouvelle pour une grande partie des Français qui n’ont jamais connu ce phénomène  d’importante, et ensuite la question du pouvoir d’achat présente depuis très longtemps. Ces 3 éléments viennent s’imbriquer en poupées russes sans que les Français ne réussissent à discerner une résolution de la situation.

Véronique Langlois :  le résultat de cette situation inhabituelle est une France moyenne qui essaie toujours de s’en sortir du mieux possible avec beaucoup de résilience et d’inventivité, notamment en matière de consommation, mais qui est aussi fortement tentée par un repli toujours plus accusé, sur le pré carré intime, le jardin personnel et familial, dans une forme d’isolationnisme individualiste à la fois contraint et assumé. C’est ça, leur « en même temps » à eux. Et leur deuxième « en même temps », c’est de concilier ces aspirations au retrait heureux – « limiter les dégâts, avec ses proches », avec une envie de voir les choses changer, de voir ce qu’ils ressentent comme une glissade ininterrompue, cesser. Que le déclassement s’arrête, si ce n’est pour eux, du moins pour leurs enfants.

la solution du repli évolue vers l’idée de se barricader pour ne plus être « victime d’intrusion » dans sa propre vie.

IN. : vous parlez d’isolationnisme, cela veut dire que les Français se replient sur eux-mêmes mais en même temps – nous avions consacré notre dernier numéro à ce sujet – ils sont résilients, ils s’adaptent. Ce n’est pas paradoxal ?

V.L. : non, car le repli est aussi une forme d’adaptation ; une solution pour maîtriser les choses. Se retrancher, c’est aussi s’organiser effectivement sa petite vie comme on le souhaite, tenter d’échapper à tous ces circuits de décision qui, à un moment donné, rendent très dépendants et font perdre la maîtrise de sa vie. C’est une frustration aussi, bien sûr, pour eux qui restent très attachés à l’idée de collectif, de solidarité. Mais la résilience, c’est aussi de prendre le monde tel qu’il est, pour eux, et d’en tirer les conséquences, quand bien même elles ne sont pas alignées sur certaines de leurs convictions.

X.C.: ils appliquent la maxime gaullienne, à leur façon : « il n’est pas de politique en dehors des réalités ». Il n’y a pas non plus de projet de vie en dehors des réalités.

 

IN.: pensez-vous qu’on va arriver à une véritable explosion sociale ? Ou que finalement, bon an mal an, on va continuer dans cette situation un peu bizarre ?

V.L. : le problème, c’est qu’aujourd’hui et depuis longtemps, en fait, les Français des classes moyennes avec qui nous dialoguons ont le sentiment qu’on leur complique la vie plus qu’on ne les aide effectivement à l’améliorer, à la faire progresser. Je pense que c’est un point central, et c’est aussi pour cela que la solution du repli évolue vers l’idée de se barricader pour ne plus être « victime d’intrusion » dans sa propre vie.

X.C : le sujet des retraites, tel qu’il est évoqué par les Français qu’on n’avait jamais vu manifester pour beaucoup, dans les cortèges, c’est sur cet humus qu’il se développe. Sur le sentiment qu’on va encore leur compliquer le projet de vie tel qu’ils pouvaient l’imaginer jusqu’à maintenant. On n’est pas du tout dans le même type de contestation qu’au moment des Gilets Jaunes, mouvement que nous avions étudié de très près, et avec lequel ils étaient en empathie. Mais le ressort n’est pas forcément très différent, sur le fond.

un État en grande difficulté « ne leur en donne pas pour leur argent »

IN.: l‘inflation est violente : le P.-D.G de Système U estimait récemment qu’il fallait s’attendre à une « hausse de 10% supplémentaires des prix pour les mois qui viennent »… Mais finalement les gens ne bougent pas tellement, alors que là aussi on aurait pu s’attendre à un grand mouvement social. Ils sont résignés ?

X.C. : sur l’inflation, on est plus dans les solutions individuelles, dans l’idée de repousser les limites. Et aussi dans des attentes très fortes par rapport aux acteurs économiques de la distribution. On n’est pas face à un mouvement social contre la vie chère, comme cela a pu se passer dans des pays où l’inflation n’a rien à voir avec la nôtre, comme en Argentine où il y a eu dans le passé des mouvements sociaux violents contre la vie chère. En revanche, l’inflation vient réactiver ou potentialiser l’idée qu’être sur le fil du rasoir toute sa vie, c’est insupportable. Surtout pour des Français notamment modestes qui estiment qu’un État en grande difficulté « ne leur en donne pas pour leur argent », compte tenu de ce qu’ils ont cotisé ou payé en impôts pour la collectivité depuis des années.

on est face à des individus qui sont encore assez massivement légalistes, dans le jeu démocratique, pour lesquels le vote est encore la meilleure façon de s’exprimer

V.L. : effectivement, ils sont depuis 2 ans dans une logique qui devient extrême et qui peut atteindre une frontière indépassable. Quand on va vers la démobilité contrainte pour effectivement gérer au mieux l’augmentation des prix du carburant, quand on se met à jeûner pour certains et surtout certaines, en raison d’un budget alimentaire qui ne suit plus, on voit bien qu’on arrive à une situation dans laquelle le contrat social tacite n’est plus rempli. À un « grand dérèglement » qui n’est plus soutenable.

X.C. : en même temps, les derniers sondages sur la question nous disent que 57% des gens aujourd’hui considèrent que la meilleure façon d’exprimer leurs désaccords, -en tout cas de faire passer leurs idées et donc finalement de pousser les dirigeants à reconnecter avec un agenda partagé-, c’est le vote. Donc on est face à des gens qui sont encore assez massivement légalistes, dans le jeu démocratique, pour lesquels le vote est encore la meilleure façon de s’exprimer et de faire en sorte que les choses changent.

IN. : comment peut-on réparer la France, vous croyez que c’est possible ?

X.C. : pour les Français qu’on interroge, c’est possible, c’est nécessaire mais il faut trouver les voies et les moyens pour le faire, de façon urgente. Eux sont prêts à s’y coller. Non seulement ils sont prêts à bouger mais en réalité ils le font déjà dans leur vie quotidienne. On voit par exemple que la consommation énergétique a baissé récemment, donc les gens ont bougé, pour des raisons économiques mais aussi parce qu’ils voient bien qu’il faut avancer, sur tout ce qui est environnemental. C’est un point qui est quand même relativement rassurant. Ce qui l’est moins, c’est que les Français n’ont pas la solution sur tout, évidemment. Et qu’on leur complique la vie plus, qu’on ne les aide effectivement à l’améliorer. On est dans un pays où l’État traditionnellement est très puissant. On attend de l’État qu’il donne le la. Mais pour l’instant ils ne le voient pas à l’œuvre, en tout cas c’est le sentiment qu’ils ont…

IN. : tous les sondages montrent que jusqu’à maintenant en tout cas, les Français étaient inquiets pour le pays, mais pas tellement Inquiets pour eux. Mais on sent désormais nettement un désenchantement, y compris individuel.

X.C. :  on a constaté très nettement, depuis 2 ans, avec la crise sanitaire et la crise énergétique, que ça devient plus compliqué d’avoir cette dichotomie traditionnelle dans les études d’opinion : le pays ça ne va pas, mais moi ça va. Ça devient plus compliqué dans la mesure où les gens ont été confrontés individuellement, personnellement, à des difficultés qui viennent de l’extérieur et qu’ils n’avaient pas du tout anticipées : Covid, inflation, énergie, et maintenant, en un sens, retraites… Sur le Covid, par exemple, d’un seul coup, il y a des gens malades, on peut perdre des proches et on voit que le système de santé ne répond pas… Ce qui était censé marcher ne marche pas du tout, et c’est un choc énorme.

Sur la crise énergétique, là aussi des choses qui étaient très abstraites, sur lesquelles finalement on pouvait avoir une connaissance assez vague, voire erronée, dont on ne se préoccupait pas – avoir de l’électricité par exemple… – devient un sujet qui peut toucher personnellement, qui fait irruption dans leur vie. Et dans la vie du pays tout entier. Dans ces conditions, c’est plus compliqué de se dire qu’on va bien quand autour de soi, ça va mal.

V.L. : d’autant plus que la crise sanitaire a aussi été un activateur en ce sens que tout à coup, quelque chose qui était très abstrait – « la crise environnementale » – est devenu très concret – un virus qui passe de l’animal à l’homme, qui vient du bout du monde mais bouleverse notre vie ici et maintenant. La question de l’environnement, dans la durée, a un impact d’autant plus fort sur le moral des Français, qu’on pose beaucoup de problèmes sans nécessairement apporter beaucoup de solutions aux gens dans leur vie « réelle », avec son réseau de contraintes. Le mot d’ordre, souvent perçu comme un diktat, « il faut changer », peut s’avérer redoutable.

Dans l’étude que nous avons menée en 2022 sur les jeunesses françaises, on voit bien que les jeunes ne sont pas tous égaux devant l’éco-anxiété. Donc plus encore pour eux, la dichotomie « moi ça va/le pays, non », trouve ses limites.

 Beaucoup de choses les rendent encore fiers et heureux d’être Français

IN. : la France ne va pas bien, elle ne va pas si mal non plus. Parce qu’il y a encore énormément de choses positives dans notre pays. Mais on a quand même le sentiment que les gens ne s’en rendent pas compte

X.C. : trois points me paraissent l’expliquer. Le premier, c’est qu’il y a quand même objectivement des gens qui vont mal, et même très mal, et que cette réalité n’est pas marginale. On parlait tout à l’heure des femmes seules avec enfants, qui parlent non seulement de réduire leur consommation alimentaire mais de jeûner… On pourrait aussi parler du vol alimentaire qui se développe. Ensuite, et c’est sans doute très spécifiquement français, on est « la grande Nation ». Être un pays qui a été une grande puissance mondiale, c’est quelque chose. Avoir le sentiment que les choses ne vont pas dans le bon sens, c’est sans doute plus traumatique ici que dans un pays qui n’a jamais été une grande puissance. Enfin il y a la dynamique. On peut objectivement être un pays qui n’a jamais offert d’aussi bonnes conditions de confort à une grande majorité de sa population. Et pour autant, avoir le sentiment d’être dans une dynamique frustrante, de « course au moins ».

V.L. : il y a quand même des points très positifs : quand on dialogue avec les Français des classes moyennes, et avec les jeunes, beaucoup de choses les rendent encore fiers et heureux d’être Français. La liberté, le champ des possibles qui reste malgré tout ouvert, quand on est jeune, un modèle social solidaire même s’il est fragilisé et questionné, la culture, la tolérance qui reste une valeur cardinale… Même s’ils se montrent frustrés voire découragés de le voir avancer dans un sens qui ne leur semble pas le bon, les Français ne sont pas découragés de leur pays.

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